La Marquis de Loc-Ronan
poursuites des deux misérables qui s’étaient attachés sans pitié à lui. Il attribuait la tranquillité morale dont il était enfin parvenu à jouir au pseudonyme qu’il s’était donné en quittant la France. Philippe alors était, ou du moins aurait pu être heureux. Vivant entre mademoiselle de Château-Giron, la femme que son cœur adorait, et le vieux Jocelyn, un ami véritable, il voyait ses jours s’écouler dans une douce quiétude. Mais, je vous l’ai dit, l’amour de ses devoirs, la conscience de son inactivité, le danger que couraient ses amis, tout l’appelait en France, au sein même de la guerre. En dépit des prières de sa femme, il s’embarqua. Elle, courageuse et digne de lui, voulut l’accompagner. Jocelyn naturellement était près d’eux. Ils avaient résolu d’aborder sur les côtes de la Cornouaille ; une bourrasque les contraignit à atteindre Saint-Nazaire. Il y a deux mois et demi de cela. À peine débarqués, ils tombèrent dans un parti de soldats bleus qui venaient de s’emparer nouvellement du pays. Arrêtés et interrogés, ils furent dirigés sur Nantes. À quelque distance de la ville, leur escorte, qui servait à plusieurs centaines d’autres malheureux prisonniers, leur escorte, dis-je, fut attaquée par les nôtres.
– Commandés par qui ? demanda Boishardy.
– Par moi.
– Par vous ?
– Oui, et c’est le ciel qui m’avait conduit là.
– Mais comment y étiez-vous ? Je vous croyais arrivé depuis quinze jours seulement sur nos côtes.
– Vous vous êtes trompé ; mon lougre a jeté l’ancre dans le chenal d’Anjoubert le 28 septembre dernier, et nous sommes aujourd’hui en décembre.
– Comment ne l’ai-je pas su alors ?
– Je vais vous le dire, mon cher Boishardy. Lorsque je touchai terre, j’appris par les paysans que l’armée royaliste avait échoué devant Nantes et que Cathelineau était mort. On me dit que beaucoup de gens s’étaient débandés et erraient sans chef dans le pays, tombant chaque jour entre les mains des bleus. Je résolus de rallier ces hommes, et de les conduire sur l’autre rive de la Loire que je savais être en votre puissance. En conséquence, j’envoyai mon lougre à La Roche-Bernard, et prenant avec moi dix de mes plus solides matelots, je me mis à battre le pays de Beauvoir à Pornic, en me dirigeant vers la Loire. J’étais, vous le voyez, en plein pays ennemi ; mais je n’en avançais pas moins.
– Cela ne m’étonne pas, dit Boishardy en souriant.
– En peu de jours, je réunis deux cents hommes autour de moi ; en une semaine, ce nombre était doublé. Alors je songeai à suivre les côtes, et à me rendre à Paimbœuf où, m’avait-on dit, Cormatin et Chantereau tenaient encore. Rampant donc au milieu des postes républicains, traversant les genêts, enfonçant dans les marais, nous gagnâmes la ville. Elle était au pouvoir des bleus, qui nous assaillirent rudement. Mes hommes firent bonne contenance, et tantôt attaquant, tantôt repoussant l’ennemi, nous atteignîmes Corsept au milieu de la nuit, et nous traversâmes la Loire sur des radeaux que je fis fabriquer à la hâte avec tout ce qui se trouvait de planches et de troncs d’arbres sur ce point de la rive. Nous nous dirigeâmes alors vers Savenay que j’atteignis sans coup férir. Là, j’appris qu’un convoi de prisonniers royalistes était dirigé de Saint-Nazaire sur Nantes. Je résolus de l’attaquer. Effectivement, nous nous embusquâmes dans les genêts et nous attendîmes. C’était entre Bouée et Lavau. On ne m’avait pas trompé. Les bleus arrivèrent, ils étaient deux mille environ, escortant une énorme bande de pauvres victimes, qu’ils traînaient au milieu d’eux. L’affaire s’engagea, et chaudement, je vous l’affirme. Ma troupe était divisée en deux corps. L’un, conduit par Bervic, tenant le haut de la rivière ; moi, je devais couper la retraite avec l’autre. Des genêts protégeaient notre attaque. Néanmoins les bleus se défendirent vaillamment ; ils avaient l’avantage du nombre. Mes gars attaquèrent avec une frénésie qui tenait de l’invraisemblable. Chacun d’eux espérait retrouver parmi les prisonniers un père, un frère, une femme, un enfant, un ami, un parent.
– Après ? fit vivement Boishardy en voyant Marcof s’arrêter pour reprendre haleine.
Le marin continua :
– J’avais déjà entamé la queue de la colonne, j’avais arraché près de la
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