La Marquis de Loc-Ronan
moitié des prisonniers, lorsqu’un renfort arriva de Saint-Étienne, d’où l’on avait entendu le bruit de la fusillade. Bervic commença à faiblir, il était écrasé et pris entre deux feux. Voyant l’impossibilité de tenir contre les républicains, je donnai l’ordre de s’égailler dans les genêts. Les bleus voulurent nous poursuivre ; mais ils ne jugèrent pas prudent de s’aventurer trop loin, car mes gens tiraillaient de tous côtés et leurs balles arrivaient à coup sûr. Je commandais l’arrière-garde. Bref, la nuit vint, les bleus se remirent en marche et nous avions remporté une demi-victoire. Soixante-deux prisonniers avaient été repris par nous. C’étaient les femmes et les enfants que la fatigue avait fait laisser en arrière et que les bleus avaient abandonnés comme de moindre importance. Dès que nous fûmes en sûreté, je visitai ces malheureux. Plusieurs de mes gars venaient de retrouver leurs femmes, leurs filles ou leurs mères. Les autres apprenaient d’elles des nouvelles de leurs parents. Cinq religieuses de la Miséricorde étaient parmi les prisonniers. Les pauvres filles, terrifiées par leur arrestation, ne pouvaient croire à leur délivrance. Elles demandèrent comme grâce de les envoyer à un de nos placis pour y soigner les blessés. Je le leur promis, lorsque Bervic, venant me rendre compte de l’exécution de différents ordres que je lui avais donnés, prononça mon nom devant elles. En m’entendant nommer, l’une des religieuses fit un brusque mouvement vers moi en joignant les mains comme pour m’adresser une prière.
« – Vous vous appelez Marcof ? me dit-elle d’une voix tremblante.
« – Oui, répondis-je assez étonné de cette demande.
« – Vous êtes marin ?
« – Oui, ma sœur.
« – Comment se nomme le bâtiment que vous montiez ?
« – Le Jean-Louis . »
Elle ne me répondit pas ; mais, se laissant tomber à genoux, elle me sembla murmurer de vives actions de grâces.
« – Qu’avez-vous donc, ma sœur ? lui demandai-je de plus en plus surpris.
« – Il faut que je vous parle ! me dit-elle.
« – Quand cela ?
« – Sur l’heure ; sans perdre un instant. »
Je la suivis à l’écart. Elle me prit les mains et examina attentivement mes traits avec une curiosité qu’elle ne cherchait point à dissimuler. J’attendais qu’il lui plût de m’adresser la parole. Enfin elle se décida.
« – Vous ne me connaissez pas, me dit-elle, et moi je vous connais. J’ai souvent entendu parler de vous.
« – Par qui donc ?
« – Par ceux qu’il vous faut sauver.
« – Leurs noms ? demandai-je vivement en obéissant à un pressentiment qui me serrait le cœur.
« – Philippe de Loc-Ronan et Jocelyn.
« – Philippe, m’écriai-je. Mais qui donc êtes-vous ?
« – Je suis mademoiselle de Château-Giron, marquise de Loc-Ronan. »
Je poussai un cri de joie qui se changea bientôt en une expression douloureuse, lorsqu’elle me raconta ce qui s’était passé, et ce que je vous ai dit précédemment. Elle ajouta qu’à peine débarqués, ils avaient été pris par les républicains et jetés en prison : puis, comme ni Philippe, ni elle, ni Jocelyn, n’avaient aucun papier pouvant servir à leur faire rendre la liberté, ils devaient être jugés à Nantes par le tribunal révolutionnaire, et tous trois se trouvaient dans la colonne que je venais d’attaquer, et à la quelle je n’avais pu arracher que les femmes et les enfants. Or, un jugement du tribunal révolutionnaire équivaut à une condamnation. En apprenant que Philippe et Jocelyn étaient demeurés parmi les prisonniers que Bervic n’avait pu délivrer, je me sentis devenir la proie d’un désespoir jusqu’alors inconnu à mon âme. Cependant mon énergie naturelle reprit le dessus. Je laissai Bervic prendre le commandement de la bande, et je lui ordonnai de regagner Savenay, où Stofflet devait arriver deux jours après. Avec mademoiselle de Château-Giron, je me dirigeai vers La Roche-Bernard. J’avais pris une résolution. J’installai la pauvre femme à bord du Jean-Louis , et je la laissai sous la garde de mes matelots, puis je partis pour Nantes, résolu à tout tenter. J’y entrai le jour même où Carrier était reçu par les autorités de la ville. Tout ce que je pus obtenir, après un séjour de deux semaines, fut de savoir que Philippe et Jocelyn avaient été enfermés au château d’Aux. J’espérais
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