La Marquis de Loc-Ronan
tu pourrais y passer comme les autres. Je comprends ta susceptibilité à l’endroit de l’entassement des prisonniers. Après ?
– Il s’agissait donc de trouver un moyen de vider les prisons aussi vite qu’elles se remplissaient, et de donner en même temps un peu d’agrément aux braves sans-culottes.
– C’est ce moyen que tu cherchais ?…
– Et que j’ai trouvé.
– Voyons cela !
– J’ai fait mettre en réquisition tous les navires depuis Nantes jusqu’à Saint-Nazaire.
– Bon !
– On clouera avec soin les sabords.
– Très bien.
– Chaque soir on embarquera quelques centaines d’aristocrates sur un de ces navires.
– Et ils s’embarqueront avec d’autant plus de plaisir qu’ils croiront que l’on va les déporter tout simplement.
– C’est cela. Je les déporte aussi ; tu vas voir ! fit Carrier en souriant d’un sourire monstrueux.
– J’écoute avec la plus scrupuleuse attention.
– Une fois les sabords cloués et les aristocrates à fond de cale, on ferme l’entrée du pont avec des planches…
– Bien clouées également ?
– Sans doute !
– Continue, citoyen ; c’est plein d’intérêt, ce que tu me dis là.
– Puis on conduit le bateau au milieu de la Loire ; les sans-culottes se retirent dans des barques, les charpentiers donnent un coup de hache dans les flancs du navire, et la Loire fait le reste.
– Très bien !
– J’appellerai cela « les déportations verticales , » ajouta Carrier en riant.
– Des baignades révolutionnaires, fit Diégo.
– Et la Loire sera « la baignoire nationale ! »
– Bien dit, citoyen ! Touche là ; tu me vas !
– Et toi aussi, citoyen ! J’écrirai à Robespierre pour le remercier de t’avoir envoyé ici !
– Et quand commencerons-nous ?
– Ce soir.
– Qui est-ce qui prendra le premier bain ?
– Quatre-vingt-dix-huit calotins royalistes que je conservais à cet effet. Tu comprends, ceux-là iront ouvrir la porte du paradis pour les autres et les annonceront au sans-culotte Pierre.
– À quelle heure la fête ?
– À sept heures ; et après cela souper chez moi. Tu en seras ?
– Naturellement.
– Tous les bons patriotes se réjouiront ensemble, et si cet aristocrate de Gonchon réclame des jugements, on le fera baigner avec les autres !
En ce moment on frappa doucement à la porte du cabinet.
– Entrez ! cria Carrier.
La porte s’entr’ouvrit, et la tête de Scévola parut dans l’entre-bâillement.
– Citoyen… fit-il en s’adressant à Carrier.
– Quoi ?
– Il y a là Pinard, Chaux et Brutus qui demandent à te voir pour faire une motion.
– Qu’ils entrent ! ce sont des bons !
Les sans-culottes de la compagnie Marat furent introduits par Scévola. Carrier, mis en belle humeur par l’idée des noyades qu’il allait commencer à mettre à exécution, les accueillit avec familiarité. Pinard et Diégo se touchèrent la main.
– Vous vous connaissez donc ? fit le proconsul en remarquant ce double mouvement.
– Oui, répondit Pinard ; le citoyen et moi avons fait la chasse aux aristocrates en septembre à Paris.
– Et nous l’avions commencée autrefois en Bretagne, ajouta Diégo ; n’est-ce pas, Carfor ?
– Je ne m’appelle plus comme cela.
– Tiens, tu as changé de nom ?
– Oui.
– Pourquoi !
– Parce que, quand je m’appelais Ian Carfor, je subissais la tyrannie des aristocrates. Les gueux avaient prononcé ce nom, il était souillé, et j’en ai changé.
– Tu aurais pu le garder ; car, s’il était souillé, tu l’as diablement lavé ! s’écria Carrier en faisant allusion aux massacres des prisons auxquels le sans-culotte avait pris jadis si grande part.
Tous rirent gaiement du spirituel mot du proconsul.
– Et comment t’appelles-tu, maintenant ? demanda Diégo.
– Je me nomme Pinard.
– Comment ! c’est toi le fameux sans-culotte dont on parle à la Convention ?
– Moi-même.
– Je t’en fais mes compliments.
– Et que me voulais-tu ? ajouta Carrier.
– Te faire une motion.
– Laquelle ?
– C’est rapport à ces brigands qui encombrent l’entrepôt.
– Tu as donc une idée aussi ?
– Et une bonne.
– Dis-nous cela.
Pinard, alors, raconta son atroce projet de faire mitrailler les prisonniers en masse. En l’entendant parler, l’œil de Carrier flamboyait. Quand Pinard eut achevé, le proconsul lui tendit
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