La Marquis de Loc-Ronan
calmez-vous un peu. Attendons la nuit, si vous le voulez, pour entrer dans la ville ; elle ne tardera pas.
Marcof ne répondit pas, mais il arrêta l’élan de sa monture. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que le crépuscule du soir jetait son voile de brouillard sur la vieille cité bretonne. Les trois voyageurs continuèrent leur route en suivant toujours les rives de l’Erdre. Bientôt ils atteignirent la ville. Tout à coup le cheval de Boishardy s’arrêta net et pointa. Celui de Marcof poussa un hennissement et se jeta de côté.
– Qu’est-ce que cela ? dit le chef royaliste en corrigeant vertement sa monture.
Mais l’animal refusa d’avancer. La nuit sombre et brumeuse empêchait de distinguer devant soi. Keinec s’élança à terre.
– Un cadavre ! dit-il.
– En voici un second ! continua Marcof.
– Et un troisième, ajouta Boishardy. C’est ici comme c’était ce matin sur la Loire, à ce qu’il paraît. Du sang, toujours du sang et rien que du sang !
– Nous sommes sur la place du Département, répondit le marin d’une voix frémissante.
Les chevaux tremblaient et avançaient avec une répugnance visible. À chaque instant ils glissaient dans le sang dont le sol était détrempé. Keinec marchait toujours à pied, conduisant sa monture par la bride, et se baissant de temps à autre.
– Voici des enfants, dit-il, des femmes, des jeunes filles demi-nues.
– Tonnerre ! la place est pavée de cadavres !
Marcof ne se trompait pas. La lune se levant derrière un nuage et glissant ses rayons à travers la brume, éclaira faiblement autour d’eux et leur fit pousser à chacun une exclamation d’horreur. Plus de trois cents corps atrocement mutilés gisaient dans un véritable lac de sang. C’étaient pour la plupart des vieillards, des femmes et des enfants en bas âge.
À chaque pas, les chevaux menaçaient de s’abattre. Deux fois celui de Boishardy glissa et roula avec son maître, qui se releva couvert de sang. Certes, ces trois hommes étaient braves, si braves même qu’on pouvait les taxer de témérité folle. Eh bien ! des gouttes de sueur froide inondaient leurs visages. Comme le matin, sur la Loire, ils se regardaient sans oser échanger une parole, et bientôt même ils cessèrent de se regarder, dans la crainte d’échanger leur pensée. Peut-être parmi ces cadavres qu’ils foulaient se trouvait-il des amis chers à leur cœur.
Néanmoins ils avançaient toujours. Ils étaient à peine arrivés aux deux tiers de la place, qu’une meute de chiens se précipita en aboyant. C’étaient ceux que la famine avait transformés en loups voraces et en chacals féroces. Ils se ruèrent sur les cadavres. Puis les aboiements s’éteignirent peu à peu et on entendit le bruit des crocs arrachant des lambeaux de chair humaine, mêlé à de sourds grondements et à l’éclat des os se brisant sous ces mâchoires affamées.
On apercevait de temps à autre les cadavres, jusqu’alors immobiles, se remuer dans l’ombre, tiraillés en sens inverse par ces gueules ensanglantées et avides de carnage.
– Sortons au plus vite de ce charnier ! dit Marcof d’une voix sourde.
– Je voudrais avoir quelque chose à tuer ! murmura Boishardy.
– Que fais-tu donc, Keinec ? s’écria le marin en apercevant le jeune homme presque agenouillé sur la terre humide.
– Je trempe mes armes dans le sang de mes amis, répondit Keinec. Je les laisserai rouiller, et tant qu’il y aura une tache sur la lame de mon sabre ou le fer de ma hache, je fais serment devant Dieu qui m’entend et sur les cadavres qui m’entourent, de frapper sans pitié et sans merci tous les bleus que je pourrai atteindre.
Il y avait dans le ton qui accompagnait ces paroles un tel accent de résolution et de fermeté, que Marcof et Boishardy tressaillirent. Keinec remonta à cheval ; tous trois se dirigèrent vers l’extrémité de la place. Sur leur passage ils dérangeaient des troupes de chiens occupés à leur horrible curée ; les animaux grondaient en levant vers eux leurs yeux sauvages et leurs museaux rougis, puis ils se remettaient à fouiller les chairs mortes.
– Mon Dieu ! dit subitement Marcof en pâlissant encore sous le coup d’une horrible pensée qui lui traversait l’esprit ; si parmi les cadavres qui flottaient ce matin sur la Loire, ou si parmi ceux que nous foulons en ce moment aux pieds de nos chevaux se trouvait le corps de celui que nous
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