La Marquis de Loc-Ronan
voulons sauver ! Si nous étions venus trop tard !
– Le Seigneur aurait donc abandonné la cause du juste et de l’innocent alors ! répondit Boishardy. Cela ne peut être, Marcof ; cette pensée est presque un sacrilège !
– Ne voyez-vous pas, Boishardy, que Dieu a abandonné Nantes !
– Eh bien ! fit brusquement le gentilhomme, avançons toujours ! Si ces monstres ont tué Philippe, ne faut-il pas que nous vengions sa mort ? D’ailleurs, une fois en ville, nous saurons promptement à quoi nous en tenir ; on doit vendre ici comme on vend à Paris, la liste des victimes immolées sous le couteau révolutionnaire et par la rage des bourreaux.
– Vous avez raison, dit Marcof en baissant la tête.
XV – LA VILLE MARTYRE
Les trois cavaliers atteignaient alors l’extrémité de la place, laissant derrière eux l’ignoble champ de carnage. Absorbés par les pensées affreuses qu’un tel spectacle venait de leur suggérer, les voyageurs s’engagèrent dans la première rue qui s’offrit à eux et la parcoururent dans toute sa longueur sans se préoccuper de la partie de la ville dans laquelle ils se trouvaient. Mais ce qu’ils venaient de contempler n’était pour ainsi dire que le prologue du drame auquel il leur fallait assister.
À l’extrémité de la rue, un attroupement assez considérable de monde les contraignit à s’arrêter. Cet attroupement était causé par deux hommes et une femme ; celle-ci paraissait chanter, et ses deux compagnons jouaient du violon. Un triple cercle de rangs de curieux s’était formé autour des musiciens ambulants. Les deux hommes, vêtus de la carmagnole, du bonnet rouge, et portant la décoration des sans-culottes, annonçaient au public qu’ils pouvaient lui vendre des recueils de chansons « propres à entretenir , disaient-ils, dans l’âme des bons citoyens, la gaieté républicaine , » et, pour preuve, l’un des joueurs de violon fit entendre une ritournelle, tandis que la femme, se plaçant au centre du cercle, s’apprêtait à chanter.
– La ronde des guillotinés mettant leur tête à la trappe ! dit-elle, par le citoyen Landré, vrai sans-culotte et mangeur d’aristocrates. Premier couplet.
Et elle se mit à hurler d’une voix traînante et nasillarde, cette chanson dont la réputation était immense et que la foule écouta avec une attention profonde et de fréquentes marques de sympathie.
Vous vouliez être toujours grands,
Traitant les sans-culottes
De canailles et de brigands ;
Ils ont paré vos bottes
Par le triomphe des vertus.
Pour que vous ne nous trompiez plus,
La justice vous sape ;
Ducs et comtes, marquis, barons,
Pour trop soutenir les Bourbons,
Mettez votre tête à la trappe.
Les auditeurs applaudirent avec enthousiasme. Marcof et Boishardy échangèrent à voix basse quelques paroles, tandis que Keinec promenait autour de lui un regard sombre et menaçant.
– Deuxième couplet, reprit la chanteuse.
Vous qui paraissiez plus hardis
Que des ci-devant pages,
Croyant d’aller en paradis
Suivant les vieux usages ;
Vous riez, allant au néant,
Dans la charrette en reculant,
Comme écrevisse et CRAPPE (sic) ;
Montez le petit escalier,
Rira bien qui rira dernier,
Passez votre tête à la trappe !
À peine la chanteuse eut-elle terminé que les applaudissements redoublèrent et éclatèrent avec une frénésie qui tenait de la rage.
Pendant ce temps, Marcof et Boishardy, toujours dans l’impossibilité de continuer leur route, s’étaient approchés d’une boutique assez éclairée qu’ils contemplaient avec curiosité. Cette boutique était celle d’un libraire et avait pour enseigne : À Notre-Dame de la Guillotine. Le marchand, jeune homme à la physionomie fausse et sinistre, se tenait sur le seuil de sa porte. Il semblait regarder Boishardy avec une persistance opiniâtre qui finit par fatiguer le gentilhomme, au point que celui-ci, s’approchant davantage du libraire, lui demanda brusquement pourquoi il le fixait ainsi.
– Citoyen, répondit le jeune homme, comme tu regardais ma boutique, j’ai cru que tu voulais m’acheter quelque chose. J’ai tout ce qu’il y a de plus nouveau. Tiens ! voici un volume qui vient de paraître, un beau titre : La République ou le Livre du sang, ouvrage d’une grande énergie républicaine, propre à former les bons citoyens. » Je tiens également les journaux de Paris : l’Anti-Brissotin , la Trompette du père Bellerose ,
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