La Marquis de Loc-Ronan
rencontrer ceux que tu aimes ; cela se voit.
Marcof n’entendit pas cette réflexion, mais Boishardy, que la colère commençait à aveugler en dépit de sa résolution de demeurer calme, poussa si brusquement sa monture sur le libraire, que celui-ci recula vivement pour ne pas être renversé ; sa figure blêmit de peur.
– Paye-toi ! dit impérieusement le gentilhomme en montrant l’écu de trois livres qu’il tenait à la main.
Le marchand prit la pièce et rendit au royaliste quatre bons d’un sol chacun et deux de deux liards. Le papier était alors la monnaie courante. Sur les bons d’un sou on lisait cet aphorisme philosophique parfaitement de circonstance : « Doit-on regretter l’or quand on peut s’en passer ? » Et sur les bons de deux liards était imprimée cette phrase sentimentale : « Ne me refuse pas au mendiant qui t’implore. »
Boishardy prit le livre et les papiers, et mit le tout dans sa poche. En ce moment, les chanteurs ambulants ayant terminé leur séance, la rue se désencombra et le passage devint libre. Les trois cavaliers en profitèrent. Le marchand les regarda s’éloigner.
– Ceux-là ! se dit-il, en désignant Boishardy et Marcof, sont des aristocrates ou tout au moins des suspects ou des fédéralistes ; j’en jurerais. Ah ! ils ont de l’or dans leurs bourses, tandis que les vrais patriotes meurent de faim ! Faudra qu’ils payent rançon comme les autres, et ce ne sera pas long ! En attendant, je vais voir où ils vont.
Et le jeune libraire, fermant vivement sa boutique, mit la clef dans sa poche et pressa le pas pour suivre à distance convenable les trois amis qui avançaient lentement dans la rue mal éclairée.
– Eh bien ! demanda vivement Boishardy à Marcof, qui froissait dans sa main les feuilles qu’il venait d’acheter.
– Eh bien ! son nom ne s’y trouve pas !
– Bon espoir, alors !
– Oui ; mais il n’y a là-dessus que les noms des guillotinés et pas ceux dont nous avons heurté les cadavres.
– N’importe ! espérons toujours. Ah ! nous voici arrivés au bout de la rue. Tournons-nous à droite ou à gauche ?
– À gauche ; cette petite ruelle nous mènera, je le crois, au Bouffay, et ce n’est que là que nous pourrons obtenir quelques renseignements sur Philippe, si toutefois nous parvenons à en avoir.
– À qui nous adresserons-nous ?
– Le sais-je ? Mais grâce à nos costumes et aux cartes de civisme que je me suis procurées à Saint-Étienne, nous pourrons interroger sans trop éveiller les soupçons.
Les trois amis continuèrent donc leur route ; on eût dit qu’un démon attaché à leur suite, se faisait un malin plaisir de les contraindre à assister en une seule soirée à toutes les horreurs qui ensanglantaient Nantes. La nouvelle rue qu’ils avaient prise les conduisit au Bouffay, ainsi que le pensait le marin ; mais là les attendait une terrible épreuve. Une grande affluence de monde se pressait aux abords de la place, au milieu de laquelle se dressait la guillotine, et une foule immense l’encombrait déjà lorsque Marcof, Boishardy et Keinec y pénétrèrent. Des myriades de torches de résine jetaient une lueur blafarde sur le sombre échafaud, et augmentaient encore ce que son aspect avait de lugubre.
– On tue encore ici ? murmura Boishardy.
– On tue partout à Nantes ! répondit Marcof.
– Tournons bride alors ; j’en ai assez !
Mais il était déjà trop tard ; la foule bouchait toutes les issues.
– Allons, reprit le chef royaliste, il faut faire contre fortune bon cœur… Assistons à ces nouvelles infamies ; mais, pour Dieu ! souvenons-nous de Philippe, et quoi que nous puissions voir, ne commettons point d’imprudence.
– Vous avez raison toujours, Boishardy, répondit Marcof à voix basse ; la dernière fois que je suis venu dans cette ville maudite, c’était en plein jour, on guillotinait comme on le fait aujourd’hui, et la première tête que je vis rouler, fut celle du baron de Saint-Vallier, auquel j’avais serré la main deux semaines plus tôt. Oh ! il nous faut faire provision de force et de résignation, si nous devons demeurer calmes spectateurs.
– Philippe sera notre sauvegarde ; seulement, prévenez Keinec ; je crains la colère du pauvre gars.
Marcof se retourna vers le jeune homme, et lui ordonna de ne pas laisser échapper une seule exclamation qui décelât son indignation. Keinec fit un signe qui
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