La Marquis de Loc-Ronan
la Discipline républicaine .
Marcof, sans se préoccuper de la faconde du marchand, poussa Boishardy du coude :
– Regardez donc ! lui dit-il en désignant de la main un livre placé en montre. Celui-ci est curieux !
En effet, le livre indiqué par Marcof portait cet entête significatif :
« Compte-rendu aux sans-culottes de la République française. »
Puis, au-dessous, on lisait :
« Par très haute, très puissante et très expéditive dame Guillotine, dame du Carrousel, de la place de la Révolution, de Grève et autres lieux, contenant le nom et le surnom de ceux à qui elle a accordé des passe-ports pour l’autre monde, le lieu de leur naissance, leur âge et qualité, le jour de leur jugement, depuis son établissement au mois de juillet 1792 jusqu’à ce jour, rédigé et présenté aux amis des prouesses par le citoyen Tisset, coopérateur du succès de la République française ( sic ).
– Ce livre-là ! s’écria le libraire qui flairait une affaire, est le meilleur de tous, aussi vrai que je m’appelle Niveau.
– Niveau ? répéta Marcof avec étonnement.
– Eh bien ! fit le marchand, ce nom-là vaut bien celui de Leroy, ci-devant de Monflabert, juré au tribunal révolutionnaire, mon parent, et qui, honteux de son premier nom, s’est fait appeler Dix-Août !
– C’est juste, dit Boishardy, et vous et votre parent avez parfaitement fait.
– Tiens ! fit observer le libraire en ricanant, il paraît que le tutoiement fraternel n’est pas dans tes habitudes, citoyen ! « Vous » est aristocrate, et « toi » est sans-culotte, tu sais, et le « vous » est guillotiné ou se guillotinera.
Boishardy fit un geste d’impatience ; il sentait que le moindre soupçon pourrait le perdre et perdre aussi ses compagnons, dans une ville où la justice révolutionnaire était aussi expéditive qu’à Nantes, et il comprenait qu’il venait de commettre une faute. Aussi, étouffant en lui la colère qu’avait fait naître le sourire insolent de son interlocuteur, il haussa les épaules avec un geste de pitié.
– Tu as raison, citoyen, dit-il, et je te fais mes excuses ; mais, vois-tu, j’ai vécu jusqu’ici avec de mauvais patriotes, et cela m’a gâté. Si je viens à Nantes, c’est pour m’épurer et me retremper un peu parmi les vrais républicains. Voyons, pour me faire passer une bonne soirée, il faut que j’achète ton livre. Combien le vends-tu ?
Le libraire sourit finement ; il était évident qu’il ne croyait pas un mot de l’explication que venait de lui donner le cavalier, mais l’appât du gain fit taire sa conscience républicaine, et il ne vit plus qu’un acheteur là où il était prêt à voir un « suspect ! » Il prit le livre dans la montre et le tendit à Boishardy.
– C’est trente-cinq sols ! dit-il, parce que tu parais être un pur et que je veux aider à te régénérer.
Le royaliste fouilla dans la poche de sa carmagnole et en tira sa bourse. C’était une nouvelle imprudence, et un second sourire du libraire, accompagné d’un regard avide qui s’efforça de percer les mailles de soie vint l’en avertir. Boishardy désireux de se dérober promptement à cet incessant espionnage, prit vivement dans sa bourse ouverte une pièce d’argent, pas si vivement cependant que le marchand n’eût pu apercevoir de nombreux louis d’or aux reflets rutilants, et il la tendit au vendeur en ajoutant d’un ton brusque :
– Trouve-t-on au moins dans ton livre les noms de tous les aristocrates exécutés à Nantes jusqu’à ce jour même ?
– Oh ! non, citoyen ; ce livre-là ne concerne que Paris. La liste des guillotinés se vend à part, au profit des pauvres sans-culottes de la ville, et Nantes a la sienne qui paraît tous les soirs. Veux-tu la collection complète ?
– Oui ! dit Marcof en avançant à son tour.
– La voici, c’est vingt sols, en tout cinquante-cinq sols, dit le marchand en tendant au cavalier un cahier de feuilles détachées semblables à celles que débitent les crieurs des rues.
Marcof arracha plutôt qu’il ne prit des mains qui les lui tendaient les listes fatales, et se pencha sous la lueur d’un réverbère accroché au-dessus de la boutique, pour les parcourir avidement.
– Ah ! ah ! citoyen ! fit remarquer le libraire, toujours avec son méchant sourire, il faut que tu espères trouver là-dedans les noms des gens que tu détestes, ou que tu craignes d’y
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