La Marquise de Pompadour
exclamations furent ponctuées par deux coups de poing assénés sur une table voisine, par deux consommateurs qui venaient d’entrer et de prendre place l’un vis-à-vis de l’autre.
– Une bouteille de vin d’Anjou ! tonna le premier.
– Pardon ! rugit le deuxième, une bouteille de champagne !
– Monsieur Prosper Jolyot de Crébillon, vous m’insultez !…
– Monsieur Noé Poisson, vous m’excédez !…
– Allez-vous encore me faire la guerre ?
– Allez-vous encore me soutenir que le champagne n’est pas le nectar des dieux, que Jupiter et Apollo ne l’ont pas exprès créé pour les poètes, c’est-à-dire pour moi !
– Votre M. Jupiter est un faquin, dit Noé Poisson ; et votre M. Apollo un cuistre, incapable de distinguer l’âge et le cru d’un flacon.
– Poisson, dit le poète en larmoyant, je t’assure que tu me fais de la peine…
– Et toi, Crébillon, tiens, tu me fais pleurer… tel un veau !
Les deux ivrognes, en effet, qui étaient entrés pour près et furieux, sans doute à la suite de cette intéressante discussion commencée dans la rue, se mouchèrent bruyamment et essuyèrent leurs yeux. Mais à ce moment, le garçon d’auberge plaçait devant eux une bouteille de saumur et un flacon de champagne tout débouchés. Mais, comme il n’était pas au courant de l’éternel sujet de dispute qui divisait ces deux parfaits amis, si étroitement liés d’ailleurs, il plaça le champagne devant Noé Poisson qui ne pouvait pas le sentir, disait-il, et offrit le vin d’Anjou à Crébillon qui le détestait, prétendait-il.
Ils trinquèrent après avoir consciencieusement essuyé leurs larmes.
– Poisson, mon cher Noé, dit Crébillon en avalant d’un trait son verre de vin d’Anjou, je te jure que tu as tort de ne pas goûter à ce champagne ! C’est sec, pétillant, la mousse vous chatouille, cela vous a un fumet de pierre à feu…
– Crébillon, reprit Noé de son côté, Dieu me damne si ce verre de saumur n’est pas la véritable liqueur digne d’un grand poète comme toi ! Bois du saumur, mon ami ! bois…
En même temps, il absorbait une forte rasade de champagne.
– Exquis ! fit-il en remplissant à nouveau son verre.
– Délicieux ! ponctua Crébillon en caressant le goulot du flacon d’Anjou.
Cependant, le chevalier d’Assas qui, comme tous les amoureux, éprouvait le besoin de se raconter à lui-même son amour, le chevalier continuait le monologue que nous avons esquissé plus haut.
– Oui, continuait-il, je voulais mourir ! Est-ce bête ? Or ça, pourquoi donc suis-je si gai, maintenant ? Est-ce parce que je suis libre ? Hum ! Il y a un peu de vrai là-dedans, mais enfin, parce que je puis aller et venir à ma guise, ce n’est pas une raison suffisante pour trouver que Paris a embelli depuis une dizaine de jours que je le quittai !… Voyons, est-ce parce que ce vénérable inconnu… non, non… ce n’est pas cela ! Et puis, est-il si vénérable que cela, mon sauveur ? Il a une tête qui ne me revient qu’à demi !… Alors ?… Ma foi, j’y renonce, je suis gai parce que je suis heureux, et heureux parce que je suis gai, voilà tout !
La vérité que le chevalier ne voulait pas avouer et que nous avons, nous, le droit de dégager, la voici : dans la conversation qu’il avait eue avec M. Jacques, d’Assas avait été vivement frappé par deux choses : la première, c’est que le roi Louis XV aimait bien Jeanne, c’est vrai, mais que Jeanne ne l’aimait pas encore, puisque le digne précepteur du roi tentait de sauver Louis de cet amour. La deuxième, c’est que Jeanne était mariée, c’était encore vrai, c’était là une catastrophe irréparable… pour le moment, mais Jeanne n’aimait pas son mari !
Non seulement elle ne l’aimait pas, mais encore elle en avait horreur !
La situation paraissait donc très nette et très franche au jeune homme, qui se disait avec juste raison qu’en de semblables conditions il avait le droit d’espérer.
Enfin, s’il faut tout dire, le chevalier « se forçait » un peu à l’espoir et à la joie.
Il avait tant souffert en ces quelques jours !…
Quel bouleversement dans sa vie !…
Il était venu à Paris pour obtenir la protection du duc de Nivernais et surtout du maréchal de Mirepoix sur lequel il comptait pour passer du régiment d’Auvergne aux chevau-légers du roi. Et, certes, il ne pensait guère à l’amour
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