La mémoire des flammes
Votre Excellence... Ce colonel est mort, je l’ai vu tomber de mes propres yeux...
Le visage du maréchal se fît plus dur.
— Qu’est-ce que cela change ? Qu’on le fasse général à titre posthume.
Des régiments de l’armée de Silésie, la Garde russe et la Garde prussienne s’étaient enfin emparés des hauteurs de Chaumont. Les Prussiens y étaient si nombreux que l’on voyait fourmiller leurs masses bleues le long des pentes et sur les sommets. On croyait assister à une inondation. Cette vague venait de submerger les buttes herbeuses et semblait maintenant sur le point de se répandre dans toute la capitale pour l’engloutir.
Ces troupes prenaient ainsi à revers le maréchal Marmont et l’obligeaient à se replier sur Belleville. En outre, elles s’empressèrent de placer en batterie leurs canons et leurs obusiers. Quand elles ouvrirent le feu, leurs tirs s’abattirent sur la ville de Paris elle-même.
La pièce était minuscule, perchée tout au sommet d’une vieille habitation. Ses murs et ses poutres étaient décorés de dizaines de tableaux, entassés les uns contre les autres, cadre contre cadre. Des batailles navales où sombraient des navires en flammes, le grand incendie de Londres en 1666, un feu de forêt, des soleils couchants qui paraissaient embraser le ciel... Partout, ce n’étaient que des tons rouge feu, écarlates, orangés et jaune vif qui contrastaient avec les étendues noir suie. Si bien que ce logement semblait brûler en permanence.
Varencourt se tenait face à l’unique lucarne, observant la bataille, au loin, comptant les panaches de fumée. Il vit distinctement des formes noires traverser le ciel et retomber sur les maisons. Le plus souvent, il n’assistait pas à l’impact. Mais, de temps en temps, un projectile frappait de plein fouet le toit d’un édifice, projetant des débris, ou percutait un angle et faisait s’effondrer tout un pan de bâtisse, libérant des monceaux de poussière. Une maison vola en éclats. Un autre obus fit se disloquer une toiture dans les airs. La cadence de tir s’accrut. Les détonations se mêlaient les unes aux autres et finirent par se fondre en un crépitement continu. Désormais, cela tombait de tous les côtés. Ici, une fumée noire s’élevait – un premier feu ! –, là un bâtiment s’écroulait et ensevelissait une rue... Un peu partout, au nord-est de Paris, des débris s’élevaient en gerbes et les colonnes de fumée s’accumulaient. Varencourt prit une flasque de vodka achetée dans les ruines de Moscou, après le départ des Français. Il n’y avait jamais goûté, la conservant pour cette occasion. Il se versa un verre et porta un toast aux boulets qui détruisaient Paris. Quand l’eau-de-vie s’écoula dans sa gorge, il eut l’impression que le feu de l’incendie de Moscou s’engouffrait en lui.
Napoléon galopait toujours, désormais accompagné seulement de quelques proches et d’une centaine de cavaliers. Tout ce qu’il voulait, maintenant, c’était arriver à Paris pour prendre le commandement des troupes de la capitale.
Le front français tout entier finit par ployer sous le nombre. Les hauteurs étaient perdues, les défenses extérieures submergées et il n’y avait toujours aucun signe annonçant l’arrivée de l’Empereur. À quatre heures, le maréchal Marmont, blessé au bras et qui venait de frôler la capture, envoya trois officiers aux avant-postes ennemis pour demander une suspension d’armes.
Les Alliés avaient perdu neuf mille soldats, blessés ou tués ; les Français quatre mille.
Le silence avait quelque chose d’irréel. Les oreilles bourdonnaient encore du fracas des combats, comme si elles-mêmes ne parvenaient à croire au retour du calme.
Catherine de Saltonges, recroquevillée dans un coin de sa cellule, sortit de sa torpeur. Ce silence avait un sens, il lui murmurait quelque chose : les Alliés avaient gagné. Mais elle, elle avait tout perdu. Presque tout. Il ne lui restait que sa fierté ! Malgré les souillures infligées par son ancien époux, les désastres dus à la Révolution, son incapacité à garder son amant dans ses bras, la perte de son enfant, oui, malgré tout cela, rien ne parviendrait jamais à briser sa fierté.
Elle se leva, marcha jusqu’à la porte et se mit à taper du plat de la main.
— Messieurs les geôliers ! Voilà, ça y est ! Il est l’heure pour nous d’échanger nos places !
CHAPITRE XLIV
Après
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