La mémoire des flammes
vitesse sur le plancher : la plaine de la Moskova déployait son immensité, repoussant les murs de la chambre comme des fétus. Des lignes et des lignes de soldats français avançaient au coude à coude ; Margont marchait avec eux, Lefine à ses côtés. Les boulets s’abattaient, fauchant les hommes, les démembrant, faisant jaillir d’impensables gerbes de sang. « Serrez les rangs ! Serrez les rangs ! » criait Margont. En face, les Russes convergeaient sur eux, multitudes vert sombre tranchant sur le vif vert clair des collines. Ils hurlaient : « Hourra ! Hourra ! », semblant mépriser les projectiles qui pleuvaient sur eux aussi. Il y en avait partout, de tous les côtés, coulées furieuses qui dévalaient les pentes dans leur direction. Margont était couvert de sang, mais ce n’était pas le sien, ou peut-être était-il bel et bien blessé, il ne le savait même plus... Les lignes se percutèrent, s’embrochant mutuellement sur leurs milliers de baïonnettes. Un fantassin russe chargea Margont, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte en un hurlement de rage, telle une Furie. Un Français s’interposa en brandissant sa baïonnette. Le Russe, en transe et emporté par son élan, s’empala sur celle-ci. Ses dernières secondes de vie, il les utilisa pour faire feu à bout portant dans le ventre de son adversaire. Les deux soldats s’écroulèrent aux pieds de Margont. Ils semblaient dans les bras l’un de l’autre, leurs lèvres se frôlant, ironique baiser de sang. Margont était perdu dans la fumée des fusillades. Tout autour de lui, des silhouettes se massacraient, composant un absurde théâtre d’ombres chinoises. Une lueur rougeâtre vint colorer les lieux. Il faisait chaud. Quelque chose brûlait. Tout brûlait. Moscou était en flammes. Margont se retrouva en train de courir dans des rues, habillé à la va-vite et encore mal réveillé. Lefine, Saber et Piquebois l’entraînaient dans leur course. Des immeubles s’effondraient, crachant des millions de débris enflammés qui envahissaient la nuit, se déplaçaient dans le vent comme des essaims de lucioles et s’abattaient plus loin. On avait l’impression d’être pris sous une pluie aux gouttes incandescentes. La nuit elle-même rougeoyait et semblait sur le point de s’embraser à son tour. Puis la neige se mit à tomber, quelque part sur le chemin du retour vers la France. Des flocons tourbillonnaient dans un épais brouillard. Margont, grelottant bien qu’enfoui sous plusieurs couches de vêtements, marchait sur du blanc, ne voyait que du blanc, en avalait, même... Blanc sur blanc. Le monde semblait avoir été effacé. Des dernières heures de la Grande Armée durant la retraite de Russie, Margont était l’ultime personnage, que les flocons recouvraient peu à peu, le gommant progressivement... Une fissure apparut sur le sol et s’élargit. Non, c’était un fleuve dont les eaux noires charriaient des morceaux de glace et des cadavres. La Berezina. Margont s’approchait de la berge. Il était si fatigué. La retraite durait depuis des semaines... Marcher, toujours marcher entre deux attaques des cosaques, des partisans ou de l’armée régulière. Il était si désespéré qu’il songeait à s’immerger dans cette eau. Oui, sombrer dans un sommeil d’encre... Un point de lumière transparut au fond du courant. C’était un petit objet doré qui semblait remonter à la surface. Le bouton... Sa faible clarté dorée luisait maintenant dans sa paume...
Margont revint à la réalité. Il était là, dans sa chambre d’officier, dans sa caserne... Il était à Paris, il n’était plus en Russie... Il se répétait cette évidence.
Il emprisonna le bouton dans sa main pour le faire disparaître. Mais il était trop tard, il ne pouvait plus refermer cette boîte de Pandore. Un second flot de souvenirs le submergea et son esprit sombra à nouveau dans des réminiscences chaotiques de tempêtes de neige et de carnages.
CHAPITRE XXXVII
— Garde à vous !
Lefine se figea. Par malchance, il avait été aperçu dans un couloir par un capitaine, qui l’avait obligé à se mettre en uniforme et à rejoindre sa compagnie, en dépit de ses explications et protestations. Il se retrouvait donc place Vendôme, lieu de rassemblement de la 2 e légion. Mille trois cents soldats, deux canons de quatre livres et deux de huit.
Les gardes nationaux n’en pouvaient plus. Certains oscillaient doucement
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