La mort bleue
la conscription perdue, le directeur du quotidien de la rue Saint-Jacques, à Montréal, enfourchait un nouveau cheval de bataille, convaincu que la collectivité canadienne-française irait à sa perte si les femmes quittaient leur cuisine.
â Toi, tu fais semblant?
â Souvent. Mais en réalité, jâai eu de la chance. Les deux hommes de ma famille, mon père et mon frère, ont tout fait pour mâencourager.
Lâautre laissa échapper un long soupir chargé dâenvie. Le duo dépassa bientôt la masse imposante du Château Frontenac , sâengagea sur la place dâArmes, accompagné par les sifflets de quelques soldats en mal de distraction.
â Quels idiots, commenta Deirdre.
â Ils ont peur de mourir. Câest leur façon à eux de faire semblant, dâafficher leur courage viril. Puis, en plus, ils ont bien raison de sâexciter, nous ne sommes pas si mal.
La remarque amusa la grande jeune fille. Après un moment de silence, elle risqua :
â Ton frère se porte-t-il toujours bien?
â En autant que nous le sachions, oui. Les nouvelles nous parviennent bien irrégulièrement.
â Où se trouve-t-il?
â Tout près dâYpres.
Sa compagne jeta pudiquement les yeux sur une vitrine afin de dissimuler ses réflexions. Selon les journaux, les parages de cette ville de Belgique étaient toujours le théâtre de violents combats où le 22 e bataillon demeurait lourdement mis à contribution.
Au moment de déboucher sur la place située en face de lâhôtel de ville, elles découvrirent un lourd char dâassaut, lâune de ces machines de guerre baptisée tank dans le langage populaire. Un homme moustachu, à la calvitie naissante, se tenait debout sur la tourelle, sanglé dans un uniforme kaki.
â Nâallez pas vous enterrer dans les tranchées. Le Tank Corps désire des volontaires instruits, capables dâapprendre à manier ces engins. Voyez comme vous serez bien protégés, là -dedans.
Du pied, il frappa lâépaisse pellicule dâacier. Elle résonna un peu comme une cloche. Le message demeurait limpide : quant à se trouver conscrit pour le service outremer, mieux valait avancer vers lâennemi dans lâun de ces mastodontes de métal plutôt que la poitrine offerte sans protection aux balles. Tout autour, des jeunes gens, certains vêtus du « suisse » du Petit Séminaire, les autres en costume de ville, accueillaient ces mots avec un certain scepticisme.
â Je vous assure, insistait lâofficier recruteur, vous y serez mieux que dans lâinfanterie.
Ãlevée à Québec, fille dâun commerçant dont une bonne partie de la clientèle parlait français, Deirdre suivait sans mal le sens de ces paroles.
â Cet homme me paraît familier, observa-t-elle.
â Il sâagit du fils du premier ministre Lomer Gouin. Son prénom est Paul.
â Attire-t-il vraiment des volontaires?
â Comme ses efforts sont destinés aux étudiants de dernière année du Séminaire et à ceux de lâUniversité Laval, qui sont les personnes de la catégorie dââge visée par le dernier décret dâenrôlement, je suppose que plusieurs dâentre eux se laisseront séduire. Après tout, ces horribles machines sont les héritières de la cavalerie.
Elles entendirent le militaire évoquer le courage des ancêtres de la Nouvelle-France et le devoir des contemporains de se montrer dignes dâeux dans la grande entreprise guerrière de ce début de siècle. à la fin, la plus jeune des étudiantes conclut :
â à leur place, je préférerais aussi aller à la guerre dans ces grosses machines. à demain, Thalia.
â Ã demain.
Elle sâéloigna à grands pas, pressée de rejoindre le commerce familial, rue Saint-Jean. Sa compagne écouta encore un moment les exhortations à la bravoure, puis regagna la boutique ALFRED.
* * *
Dans la liste des choses à la fois délicieuses et interdites, les bouts de nuit volés à la morale figuraient au premier rang. Avec une rassurante régularité, Paul Dubuc venait souper au dernier étage de lâimmeuble commercial de la rue de la Fabrique. Chaque fois, il constatait combien sa fille se plaisait dans son nouvel univers. Le repas
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