La mort bleue
grippe semble plus dangereuse que les balles allemandes.
â Tu exagères un peu, non? On parle de deux morts sur quatre cent cinquante hospitalisés. Et puis le reste de cet article indique que la contagion se résorbe. Par exemple, au Séminaire de Sherbrooke, on a eu une trentaine de cas, mais les choses rentrent déjà dans lâordre, les cours reprennent. Tu nâas pas reçu de mauvaises nouvelles sans mâen avertir?
Lâinquiétude, sincère dans la voix de son employeur, toucha la domestique. Elle secoua la tête, faisant voler ses boucles brunes.
â Selon leur dernière lettre, ils se portaient bien.
â Tu voisâ¦
Elle prit son verre, avala une gorgée en lui adressant un regard reconnaissant. à cette heure du jour, plus exactement de la nuit, elle se débarrassait de sa coiffe. Ses cheveux foncés captaient la lumière, tout comme ils attiraient les yeux de Fernand.
â Cette maladie ne vous inquiète pas? questionna-t-elle bientôt.
â Les informations sont contradictoires. Tu lâas vu toi-même dans le numéro de ce journal. En première page, on insiste sur le grand nombre de cas à Saint-Jean tout en disant que les choses vont mieux à Sherbrooke. Un peu plus loin, selon le Service de santé publique de Montréal, ce serait une grippe bien ordinaire.
â Plus contagieuse que les autres⦠Ils indiquent les moyens de se protéger : éviter de se fatiguer, isoler les personnes atteintesâ¦
â Ne pas envoyer à lâécole les enfants ayant été en présence dâun malade, compléta-t-il en lui adressant son meilleur sourire.
Elle en était rendue à se préparer à ces conversations. Au fil des mois, elle lisait de plus en plus facilement, ne cherchait plus que de rares mots inconnus dans le dictionnaire, acceptait de bonne grâce dâêtre reprise et ne commettait jamais la même erreur une nouvelle fois devant lui. Il tenait un peu du Pygmalion.
â Ne croyez-vous pas que je devrais arrêter de promener les enfants dehors?
â Cela leur fait prendre un peu dâair. Câest bon pour eux.
â Le temps demeure mauvais. à la limite, je pourrais aller dans la cour arrière avec eux. Mais la maladie passe dâune personne à lâautre. Dans la rue, nous croisons dâautres bonnes, accompagnées dâautres enfants. Je ne peux pas mâenfuir chaque fois pour me protéger des⦠microbes.
Le concept de ces petites bêtes invisibles, capables de rendre les personnes malades, lui paraissait aussi impénétrable que celui dâun Dieu unique composé du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Les notions scientifiques demeuraient aussi insaisissables que les mystères de lâÃglise. Chaque poignée de porte, chaque couvert, mais aussi toutes les mains tendues ou toutes les joues des enfants pouvaient se couvrir dâune myriade de ces êtres minuscules.
â Je te fais totalement confiance, en ce qui concerne le soin des enfants.
Elle avait posé sa main gauche sur le bras du canapé. Fernand la couvrit de la sienne, chaude, grande et forte. Malgré les risques de contagion et celui, bien plus grand, du péché, elle ne se déroba pas. Au contraire, elle profita de ce contact rassurant.
* * *
Le samedi matin 28 septembre, la nouvelle figurait en première page de LâAction catholique . Charles Hamelin décida de faire un crochet sur son chemin vers lâHôtel-Dieu. Lâentrée principale de lâAcadémie commerciale portait de larges banderoles de crêpe noir.
Il emboîta le pas à un cortège dâenfants dâune douzaine dâannées venus dâune école de Limoilou. Un garçonnet aux cheveux très blonds posa un regard curieux sur lui.
â Jacques⦠Jacques Létourneau, ordonna le religieux aux allures de garde-chiourme responsable du petit troupeau, suivez les autres.
Tous les élèves affichaient un masque grave, parfois souligné dâune véritable frayeur. Cette expédition ne les réjouissait guère.
Dans le hall de lâinstitution dâenseignement, trois cercueils sâalignaient devant une forêt de cierges. De nombreux frères enseignants, venus de toutes les écoles de la ville, marmonnaient leur chapelet dans un chÅur un peu cacophonique. Afin de les amener Ã
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