La mort bleue

plus.
    L’autre la toisa, puis conclut :
    â€” Tu es encore une gamine.
    Sur ces mots, la bonne retourna dans la cuisine. Les autres femmes se retrouvèrent dans le petit salon afin d’attendre le moment de passer à table. La fille de la maison regardait les lieux, cherchant tous les repères de son enfance. Elle observa bientôt :
    â€” Depuis la gare, j’ai été surprise de ne voir personne avec un masque. Cela me paraît bien imprudent.
    â€” Nous prenons tout de même quelques précautions, remarqua Françoise. Ce matin, les journaux conseillaient de réduire les visites à nos connaissances.
    â€” Mais ce n’est pas suffisant. Demain matin, vous allez en mettre un toutes les deux.
    Elles se consultèrent des yeux, Marie protesta :
    â€” Sois un peu sérieuse, nous ne pouvons vendre des vêtements avec un masque sur le visage. Déjà, les gens ne se pressent pas à la porte, il ne faut pas faire exprès de les chasser. Imagine-nous avec des airs de Mardi gras.
    â€” Tous les jours, au moins une cliente porteuse de la grippe se présente devant vous. C’est un miracle que vous demeuriez encore en bonne santé.
    Elle parlait avec l’assurance d’une étudiante en médecine, incapable encore d’émettre le moindre doute sur ses nouveaux savoirs.
    â€” … Nous ne possédons pas de masque, confia Françoise, d’une voix soudainement moins bien assurée.
    â€” Avec un pied de coton égyptien et trois de ruban, je vous en confectionnerai quelques-uns après souper. Mais vous devez me le promettre : demain, vous travaillerez en portant des masques et même des gants.
    Le ton recelait assez de sollicitude inquiète pour les convaincre. Elles donnèrent leur assentiment d’un signe de tête. Cette question réglée, désireuse de changer de sujet, Thalie retrouva l’objet habituel de ses inquiétudes :
    â€” Recevez-vous des nouvelles de Mathieu? Je lui ai communiqué mon adresse à Montréal, mais je n’ai encore rien reçu.
    â€” Des lettres arrivent de façon très irrégulière, expliqua la mère. Toujours quelques mots griffonnés sur un petit bout de papier fourni par l’armée.
    â€” Du genre : « Je me trouve dans un pays que je ne peux pas nommer, je ne sais trop à quel endroit exactement, ni vraiment pourquoi », murmura Françoise d’une voix dépitée.
    Un long silence suivit ces mots. Chacune savait que les Allemands avaient conduit des offensives très brutales afin de faire précéder l’arrivée des troupes américaines en Flandres de quelques victoires sur le terrain. Les tués se comptaient en nombre plus élevé que jamais depuis 1914. Toutefois, à partir du début d’octobre, l’ennemi avait reculé sans cesse. Sa défaite paraissait inéluctable, mais l’hécatombe ne régressait pas vraiment.
    Gertrude les trouva perdues dans leurs pensées un moment plus tard. Le motif de cette morosité soudaine ne lui échappait guère. Troublée, elle demanda d’une voix hésitante :
    â€” Êtes-vous prêtes à manger?
    â€” Non, mais nous devons tout de même le faire, n’est-ce pas?
    La question ne s’adressait à personne en particulier.
    * * *
    Thomas remarqua tout de suite l’affluence inhabituelle dans la salle du conseil municipal. La séance spéciale s’ouvrit dans un bruissement de conversations murmurées, l’impatience devenant palpable. Le commerçant reconnut le docteur Hamelin dans les premiers rangs des sièges, il le salua d’un signe de tête. Sa femme, Élise, se tenait à sa gauche. Sa façon de laisser son épaule effleurer celle de son époux témoignait de la complicité d’une amoureuse. À sa droite, le docteur Caron paraissait recruté de mauvaise grâce en guise de renfort. Il n’était pas le seul : d’autres praticiens ameutés par le croisé de la santé publique se trouvaient présents, une dizaine Peut-être. L’affluence dans leurs officines respectives suffisait à les convaincre du sérieux de la situation.
    Lavigueur savait reconnaître la menace d’une véritable fronde. Aujourd’hui, la situation lui paraissait plus dangereuse qu’au moment des émeutes contre la conscription.