La mort bleue
mauvaise mine dans notre grande maison. à ce sujet aussi, sois prudent. Quand tu quittes le lit dâune prostituée, cinq minutes après, un nouveau client te remplace. Celui-là répète la chose à un autre joyeux drille. Ne va pas tâimaginer que les gens de la Haute-Ville se privent de commenter ton mode de vie. Des voisines charitables doivent faire rapport à ton épouse à mots couverts.
Cette fois, le jeune homme ne put dissimuler sa colère. Tous les jours, il réécrivait le récit de sa propre vie, dans lâespoir de se donner le meilleur rôle. Cela ne suffisait pas toujours à changer le regard des autres sur lui. Plutôt que de poursuivre cette discussion, il décida de sâenfermer dans son bureau.
* * *
Depuis le matin, Marie, Thalie et Françoise sâaffairaient dans la boutique de vêtements de la rue de la Fabrique. Il convenait de garnir les rayons pour la réouverture prévue deux jours plus tard. La veille, elles avaient assisté à la grand-messe à la cathédrale, de nouveau ouverte pour le culte. Le recul de la maladie permettait de renouer avec les vieilles habitudes. Même les centres de soins mis sur pied au plus fort de lâépidémie avaient clos leurs portes le vendredi précédent. Les hôpitaux réguliers suffiraient désormais à la demande.
â Les élèves vont retrouver lâAcadémie Mallet dès mercredi matin, commenta Thalie. Jâespère que le nettoyage à lâeau de Javel débarrassera lâendroit de tous les germes. à ce moment, tu renoueras avec tes clientes.
â Ne regrettes-tu pas de tâabsenter de la grande corvée ménagère? demanda Marie.
â Non, vraiment pas, jâai fait ma part de travail bénévole. Mais je nâoublierai jamais ces quelques jours.
â Moi non plus!
La marchande contempla sa fille avec un air attristé. Réconciliée avec la vocation de cette dernière, elle restait tout de même marquée par les inquiétudes des semaines passées. à lâautre bout du rez-de-chaussée, Françoise se penchait sur une grande boîte en carton. Elle remarqua bientôt :
â Je ne veux pas vous bousculer, mais si nous voulons terminer notre travail à midi, vous devrez mâaider à placer cet assortiment de robes noires sur des cintres.
La livraison de la dernière commande de Marie avait été effectuée au petit matin. Des milliers de personnes endeuillées seraient invitées à passer chez ALFRED le 13 novembre afin de se procurer les vêtements adéquats pour la « triste circonstance ». Ironiquement, le quart de page de publicité acheté par Marie dans Le Soleil se trouverait tout à côté de lâencart du magasin PICARD, vantant son nouveau rayon « tout de noir ».
â Cela va donner un air tristounet à notre commerce, remarqua encore Françoise, alors que normalement, nos clientes sâintéresseraient déjà à leur toilette de Noël.
â Cette année, intervint Thalie, toute la période des fêtes sera tristounette. Heureusement, aucune de nous ne portera le deuil dâun parent ou dâune amie.
Elle caressa les longs cheveux châtains de sa compagne du bout des doigts. Peu après, les accents du God Save the King les attira toutes les trois vers la vitrine. Bientôt, la rue fut envahie de soldats en uniforme, une fanfare en tête. Sur les trottoirs, les badauds sâarrêtaient, nombreux, pour pousser des hourras et faire de grands gestes de la main.
â Voilà la parade des Emprunts de la Victoire totalement détournée de son objectif premier, remarqua la fille de la maison.
â Avec tout le grabuge de cette nuit, je croyais passé le moment des festivités, répondit Françoise.
Au milieu de lâobscurité, le sifflet des usines avait souligné lâimminence de la fin des combats. Depuis le matin, la plus grande agitation régnait dans les rues. Quelques instants plus tôt, toutes les cloches de la ville avaient souligné la onzième seconde de la onzième minute de la onzième heure du onzième jour du onzième mois de lâannée 1918. Ce jour, qui deviendrait plus tard la fête de lâArmistice, marquait la fin de la grande boucherie, avec, bien sûr, un décalage de plusieurs heures sur
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