La mort bleue
à la fillette de rejeter la tête vers lâarrière pour voir son visage, Thalie sâaccroupit.
â Sais-tu où vous vivrez?
â Chez grand-maman. Elle a une grande maison.
â Elle semble bien gentille.
Estelle acquiesça dâun signe de la tête, tout de même songeuse.
â Ton grand-papa aussi semble très gentil. Jâai travaillé quelques jours avec lui.
Elle donna encore son assentiment dâun geste.
â Nous allons les rejoindre?
En revenant dans le salon, elles découvrirent Eugénie debout devant Ãlise, un masque de coton sur le visage. La jeune femme blonde offrait une allure empruntée. Son déplaisir si manifeste de se trouver là rendait les autres mal à lâaise.
â Nous pouvons passer à côté, proposa Ãlise dans lâespoir dâalléger un peu lâatmosphère.
La visiteuse accepta. En passant devant sa fille, la veuve se pencha vers elle pour murmurer :
â Tu veux demeurer un moment avec Thalie? Je reviens bientôt.
Les Caron se trouvaient devant le cercueil, recueillis avec les Picard. Ãlise ne voulait pas laisser sa fille seule, ne Serait-ce que pour un instant.
â Oui, je veux bien.
Des yeux, elle remercia la visiteuse, puis disparut. Cette fois, elle se rendit dans la chambre conjugale. Eugénie examina les lieux, jugea lâameublement modeste. Pour briser un silence devenu trop lourd, elle demanda :
â Que feras-tu maintenant?
Elle voulait dire, en réalité : « Ton époux nâas pas dû te laisser de quoi vivre bien grassement. » Ãlise comprit très bien et rétorqua en conséquence :
â Je retournerai habiter chez mes parents. Papa espérait se retirer progressivement, bénéficier dâune retraite tranquille. Au lieu de cela, il se retrouvera à la tête dâune famille comptant de jeunes enfants.
â Pauvre toi. Se marier pour quitter des proches, puis être forcée de revenir près dâeuxâ¦
â Quand je me suis mariée, jamais lâobjectif de mâéloigner de qui que ce soit ne mâa effleuré lâesprit. Je voulais plutôt me rapprocher dâun amoureux.
Malgré sa situation, Ãlise ressentit une certaine pitié à lâégard de cette ancienne camarade de couvent. Combien sa vie devait être pauvre!
â Enfin, dâune certaine façon, je me retrouve un peu veuve moi aussi, murmura son interlocutrice, tout à fait indifférente à la précision.
Lâaffirmation laissa sa compagne un moment sans voix. Elle réussit bientôt à articuler :
â Pourtant, Fernand a surmonté lâinfluenza en peu de jours, selon mon père.
â Il sâest rétabli au point de se mettre bien vite à courtiser la domestique. Remarque, il avait commencé avant sa maladie. Maintenant, il ne sâefforce même plus de le dissimuler.
Elle sâarrêta un moment, puis ajouta encore avec dépit :
â Les idiots. Ils sâimaginent que je nâentends rien de ce qui se passe, depuis lâétage. Cette situation mâest pourtant familière. Déjà , quand jâétais enfantâ¦
La jeune femme sâarrêta enfin. Venir à une veillée funèbre pour entretenir la veuve de ses déboires conjugaux trahissait un manque total de tact. La situation dépassait, par son étrangeté, tout ce quâÃlise avait connu jusque-là .
Une pointe dâironie dans la voix, elle déclara :
â Je suis désolée pour toi. Comme la vie est cruelle, parfois.
â Oh! Je mâen remettrai. Je ne vais pas me languir pour ce grosâ¦
Elle nâosa pas prononcer lâépithète lui brûlant les lèvres. Après un autre silence, son hôtesse voulut mettre fin à lâétrange conversation.
â Je dois rejoindre mes enfantsâ¦
â Oui, je le devine. Enfin, nous redeviendrons voisines. Nous pourrons nous fréquenter, comme auparavant.
â Ce sera un tel réconfort pour nous deux, dans le malheur qui nous frappe.
Lâhumour acide échappa à Eugénie.
Au moment de regagner le salon, le regard dâÃlise alla dâabord au cercueil, puis à Thalie. Celle-ci avait placé Estelle sur ses genoux et elle discutait du ton dâune experte de la beauté de la dentelle blanche ornant le col et les
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