La mort bleue
lâévénement véritable, en fonction des divers fuseaux horaires.
Cette réalité nâéchappa pas à Marie :
â LÃ -bas, ils vont encore se tirer dessus pendant quelques heures.
Elle avait raison. Des mois plus tard, la population canadienne se scandaliserait dâapprendre que le soldat George Lawrence Price était tombé deux minutes avant le moment fixé pour le cessez-le-feu, lors dâune action totalement dépourvue de sens. La sottise des officiers se révélerait dans toute sa brutalité au cours des mois et des années à venir.
Les pensées des trois femmes allèrent naturellement vers Mathieu. Françoise fit la première lâeffort de revenir au présent :
â On ne parle pas dâun traité de paix.
â Non, intervint Thalie. Il sâagit de lâarrêt des combats.
â Ceux-ci pourraient-ils reprendre?
â Cela me semble totalement impossible. Le Kaiser Guillaume II a abdiqué il y a deux jours et il a pris la fuite. Les représentants de tous les pays belligérants vont sâentendre sur la paix, ils nâont plus aucun autre choix.
La véhémence de la jeune femme témoignait de sa propre inquiétude. Ces hommes en uniforme pouvaient-ils être cruels au point de continuer lâhécatombe?
* * *
Elles avaient à peine repris leur travail quand un bruit provint de la porte. Marie se retourna pour voir un homme en uniforme, le front collé à la vitre. Elle vint ouvrir, découvrit un facteur.
â Jâai vu lâaffiche indiquant « Fermé » dans la vitrine, mais comme je vous apercevais, jâai pensé vous déranger dans votre travail. Il me faut votre signature pour cette lettre.
Lâhomme tendait une enveloppe brune encombrée dâune longue rangée de timbres.
â Vous avez bien fait de nous interrompre.
La femme griffonna son nom sur la feuille du fonctionnaire, prit la lettre.
â Vous devez être extrêmement contente ce matin, madame Picard. En plus, par un hasard extraordinaire, cela semble être une lettre de votre fils.
Tout le sang se retira du visage de la marchande. Elle ferma la porte sans répondre à lâemployé des postes. Quand Thalie, alertée par les derniers mots, arriva près dâelle, Marie lui tendit la missive.
â Je ne peux pas, souffla-t-elle.
â Voyons, les mauvaises nouvelles arrivent sous la forme dâun télégramme de lâarmée. Puis, je reconnais lâécriture de Mathieu, il y a son nom à lâendos.
Pourtant, prise dâun trac fou, elle aussi tournait lâenveloppe dans ses doigts tremblants, trop effrayée pour lâouvrir.
â Elle vient du Surrey, précisa-t-elle un instant plus tard en examinant lâoblitération.
â Câest au Royaume-Uni, commenta Françoise.
Le garçon ne se trouvait donc plus sur les champs de bataille, à moins quâun camarade en permission ne se soit chargé de mettre la lettre à la poste. Un silence suivit le constat.
â Allons derrière, indiqua Marie. Je préfère être assise.
Dans la pièce de repos, à la lumière de lâampoule électrique pendue au plafond, Thalie sortit de lâenveloppe une feuille de papier dâun vilain blanc et commença dâune voix chevrotante :
â à toutes les femmes de ma vieâ¦
Un moment, elle eut envie de tendre la feuille à Françoise, tellement elle était peu rassurée sur sa capacité à supporter dâapprendre une mauvaise nouvelle. Puis, elle osa continuer.
â Je me porte bien.
La jeune fille releva la tête, éleva la voix pour dire :
â Il va bien!
Chacune sâabsorba un moment dans ses pensées, puis Thalie recommença, cette fois avec un débit normal :
à toutes les femmes de ma vie,
Je me porte bien. Je me trouve en Angleterre depuis une dizaine de jours, dans un hôpital militaire. Mais ne craignez rien, mes blessures sont très superficielles. Je passe maintenant mes journées à parcourir la campagne environnante avec des camarades aussi chanceux que moi. Comme les rumeurs dâune paix prochaine se font bien insistantes, je prends tout mon temps pour cicatriser. Je ne voudrais pas y retourner, ne serait-ce que pour une unique petite seconde .
â Il parle de cicatrices, murmura Marie. Il a vraiment
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