La mort bleue
excédée. Personne ne pouvait passer. Et ils demandaient les papiers de tout le monde.
Ãdouard faisait le récit de sa mésaventure à un chef de rayon dans la force de lââge. Peu séduit par la participation à la guerre, celui-ci offrait une oreille sympathique aux récriminations.
â Qui bloquait la rue? demanda le propriétaire de lâentreprise.
â Des soldats, bien sûr. Ils se croient tout permis, comme si la province de Québec était un territoire occupé. Les Boches ne doivent pas se conduire différemment en Belgique. Une classe dââge a été conscrite, mais cela ne leur suffit pas. Ils veulent nous expédier tous à la boucherie.
â Ne dis pas de sottises. Je suppose quâil sâagissait seulement dâun petit groupe de permissionnaires en état dâébriété. à cette heure, je présume que la patrouille sâest occupée de les conduire au cachot.
Le jeune homme se raidit un peu. Subir des remontrances de ce genre lâagaçait toujours. Devant un subalterne, cela heurtait son prestige de directeur. Un petit sourire ironique sur le visage du chef de rayon lui confirma son impression.
â Les autorités militaires les encouragent! Ces gens-là ne devraient pas avoir le droit de quitter leur caserne. Sâils meurent dâenvie dâaller se battre, le mieux serait de les expédier directement dans le port dâHalifax.
Thomas sâapprêtait à renvoyer tout le monde à son travail quand une silhouette kaki entra dans son champ de vision. Il lui fallut un instant avant de reconnaître son secrétaire particulier, Augustin Couture. Lâhomme sâétait absenté de son poste pendant les deux jours précédents, sans donner la moindre explication. Il réapparaissait maintenant, affublé dâun uniforme de sous-officier.
â En voilà une surprise, murmura le grand patron, dâune voix étonnée.
â Monsieur Picard, je viens vous présenter ma démission. Comme vous pouvez le constater, je me suis déniché un nouvel emploi.
â Au service du roi dâAngleterre, railla Ãdouard.
Thomas jeta un regard en direction de son fils pour le faire taire, puis observa :
â Vous auriez dû venir discuter de vos projets avec moi. Après toutes ces années, je comprends votre besoin de changement de routine. Mais votre initiative me paraît un peu⦠excessive.
â Je suis venu discuter avec vous, sans aucun succès.
Un reproche teintait sa voix. La conversation sur sa promotion au poste de chef de rayon revint en mémoire du commerçant.
â Vous ne mâavez pas dit que ce besoin de changement était aussi⦠profond.
Le mot « désespéré » lui était dâabord venu à la bouche. Il paraissait un peu exagéré, dans ce contexte.
â Cela aurait-il changé quelque chose à votre décision?
Son employeur demeura silencieux. Il avait tenu à laisser son fils nommer les futurs chefs des rayons, afin dâétablir son autorité et cultiver des fidélités. Cette attitude avait heurté son plus proche collaborateur.
â à votre âge pourtant, vous ne risquiez pas la conscription, intervint Ãdouard. Il ne servait à rien de vous précipiter dans un bureau de recrutement. Votre classe ne sera pas appelée avant dix ans.
Le jeune homme offrait toujours un visage amusé, comme sâil considérait la décision de Couture comme franchement ridicule.
â Mais tous les habitants de Québec ne sont pas aussi lâches que vous, rétorqua lâancien employé. Non seulement vous vous êtes marié pour vous dérober à votre devoir, mais au lieu de convoler avec votre jeune maîtresse de la Basse-Ville, vous avez cherché une petite sotte de la Grande Allée. Cela lui plaît-il, à la jeune madame Picard, de vous servir de sauf-conduit devant les services de recrutement?
Ãdouard fit un pas en direction de lâancien secrétaire.
â Je ne vous permets pas! Sinonâ¦
â Sinon quoi? Allez-vous me faire taire? Voyons, nous savons tous que vous nâen avez pas le courage. Dites-moi, après tous vos discours contre la guerre, cela ne vous gêne-t-il pas de partager les putains des bordels de la Basse-Ville avec les militaires?
â Augustin, je vous prie de vous
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