La mort bleue
numéro du commerce dâinstruments de musique des Lavigueur situé dans la Basse-Ville. Quand le gérant prit lâappareil, il demanda :
â Louis, Ã quelle heure fermeras-tu boutique, ce soir?
â Quand je nâaurai plus de clients. Pourquoi?
â Peux-tu me ramener à la maison? Je suis devenu piéton.
â Quoi? Les Picard ont vendu leurs rutilantes machines? Les affaires vont si mal pour vous?
Lâironie agaça un peu le commerçant. Il se donna la peine dâexpliquer :
â Lâun de mes employés a éraflé de dix bons pouces la peinture dâune aile de ma voiture, avec un camion de livraison. Jâai dû la faire repeindre.
â Cela vaut la peine de mort, après des tortures asiatiquesâ¦
â En conséquence, la Chevrolet se trouve au garage, précisa le jeune homme.
Lâautre continuait de sâesclaffer au bout du fil.
â Et papa Picard ne veut plus que tu montes dans son véhicule, alors te voilà condamné à la marche.
â Au téléphone, papa Picard mâa annoncé, à la fin de la matinée, quâil désirait courir la prétentaine tout lâaprès-midi. Ne répands aucune rumeur : ce sera avec sa légitime épouse des vingt-deux dernières années.
Ãdouard attendit une remarque scabreuse. Elle ne vint pas.
â En conséquence, je te le disais, je me trouve à pied. Tu me reconduiras ou non?
â Au nom de notre indéfectible amitié, je serai à ton service.
Au moment de raccrocher, le jeune homme réfléchit aux derniers mots. En réalité, même sâil sâentendait bien avec tous les commerçants de son âge et de nombreux professionnels, aucune de ces personnes ne comptait parmi ses véritables amis. Même Fernand, au moment où il le voyait tous les jours, nâavait pas mérité ce titre.
Plusieurs heures plus tard, un cognement sur la porte le tira de lâétude dâun gros registre. Louis Lavigueur se tenait dans lâembrasure, le visage trahissant le plus grand amusement.
â Puis-je entrer ou mon interruption va ruiner ce temple du commerce de détail?
â Entre. Je terminais.
Il ferma le tome relié de toile verte. Son visiteur tira la porte derrière lui avant de murmurer :
â Cette séduisante jeune femme doit empêcher ta douce moitié de dormir.
Le ton narquois irrita le directeur du grand magasin.
â Pourquoi? Tout le monde a une secrétaire.
â Pas moi. Ce nâest pas à cause de la susceptibilité de la mère de mon enfant, bien sûr, mais parce que je nâen ai pas besoin. Mais elle nâaimerait pas.
Lâinnovation troublait la vie des ménages. Lâhomme le plus vertueux pouvait-il cohabiter avec une jeune femme, tous les jours de la semaine, sans jamais pécher, au moins en pensée? Les épouses en doutaient toutes, de même que les confesseurs, qui entendaient ramener tous les membres du sexe faible à leurs fourneaux.
â Nous y allons, ou souhaites-tu discuter de la gestion de personnel de mon magasin jusquâà minuit?
Ãdouard avait quitté son siège pour aller vers la porte. Au moment de passer dans lâantichambre, il prononça de sa voix la plus engageante :
â Je vous souhaite une bonne soirée, mademoiselle Poitras. Au moins, pour ce quâil en reste.
â Bonne soirée à vous aussi, monsieur Picard.
Alors que le jeune homme prenait son canotier sur la patère, son compagnon sâapprocha de la secrétaire, la main tendue :
â Comme votre patron paraît pressé de partir au point de négliger les bonnes manières, je me présente moi-même : Louis Lavigueur, le gérant du magasin dâinstruments de musique, un peu plus à lâest dans la rue Saint-Joseph.
â Flavie Poitras.
â Picard est un véritable bourreau. Il vous retient au travail passé huit heures du soir.
Elle regarda en direction dâÃdouard et répondit dans un battement de cils, amusée :
â Je ne travaillerai pas aussi tardivement tous les jours. Nous avons juste un peu de retard à rattraper, car je dois me familiariser avec toutes les opérations. Mais vous êtes très gentil de vous soucier de ma petite personne. Ãtes-vous membre de lâune de ces associations catholiques désireuses de
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