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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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l’enfilade des salons. Les persiennes étaient rabattues à moitié et tout baignait dans une lumière crépusculaire. En passant, il devina des toiles de maître, des tapisseries des Gobelins, des divans en damas des Indes bleu de ciel, recouverts de housses, qui changeaient des inévitables banquettes rouges que l’on retrouvait partout. Ici s’était déroulé sa première rencontre avec Florence.
    La table avait été dressée dans le jardin tant l’air était doux. Lorsque Raoul retrouva l’abbé Mugnier, il feignit, comme convenu, le plus grand étonnement et l’abbé lui rendit la pareille. Il n’eut pas besoin de feindre la stupéfaction lorsqu’il découvrit l’autre convive, qui n’était personne d’autre que Léon Daudet en personne. Pourquoi Élisabeth avait-elle convié ce monarchiste attardé, nationaliste absolu, antisémite enragé, xénophobe maladif et démolisseur de la République ? Ce n’était pas son habitude d’organiser des débats contradictoires pour le malin plaisir de voir ses invités s’invectiver à mots couverts. Car certains échanges verbaux débouchaient sur des échanges de coups de feu au petit matin, selon la coutume des duels de l’époque.
    En fait, elle remplissait son rôle d’égérie, quasiment officielle, du gouvernement. En pleine affaire Dreyfus, elle n’avait pas hésité à faire le voyage de Berlin et à rencontrer l’empereur Guillaume II pour obtenir l’assurance que l’accusé n’était pas un espion allemand. Aujourd’hui, elle rassemblait autour de sa table deux protagonistes d’un drame qu’elle s’efforçait de désamorcer.
    Léon Daudet était petit et gros, mais souple comme un serpent, aussi bien de corps que d’esprit. Il portait une grosse moustache broussailleuse, des sourcils épais et des cheveux plats, coiffés avec une raie sur la gauche. Sur sa cravate à petits carreaux bleus et blancs, une épingle à fleur de lys en or proclamait son opinion arrêtée : il fallait que la République, cette gueuse, cède la place à Philippe, duc d’Orléans, héritier des Capétiens, seul digne de recevoir l’onction sacrée dans la cathédrale de Reims.
    On s’abstint de parler politique durant le repas lui-même, léger comme il convenait pour le dîner d’une chaude journée. Un consommé glacé, un homard froid, une grande salade cueillie voici trois heures à peine dans le potager du château de Bois-Boudran, qui croquait sous les dents. La conversation glissa des œuvres de Debussy et Fauré au scandale de L’Oiseau de feu de Stravinski. Daudet stigmatisa la décadence du ballet et sa régression vers les rites de tribus barbares. Il se gaussa de Picasso et de Léger. En revanche, il eut de l’indulgence pour Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc que Charles Péguy venait de publier, car lui-même intriguait au Vatican pour que Jeanne soit canonisée et il organisait des défilés de jeunes membres de la Ligue des patriotes, devant la statue de la Pucelle d’Orléans. Rien de ce qui touchait à Jeanne d’Arc ne lui était donc indifférent. C’était une sainte tellement française qu’il était nécessaire qu’elle devienne la patronne de la France, une sorte de Vierge Marie à usage strictement national. Pourquoi fallait-il précisément que ce fut une pucelle qui ait bouté les Anglais, ces ennemis héréditaires, hors de France ?
    Le maître d’hôtel apporta deux grands chandeliers à cinq branches, car le jour était tout à fait tombé. Entre la poire et le fromage, Élisabeth attaqua avec sa franchise coutumière :
    — Je ne suis revenue de Bois-Boudran que mue par la nécessité et l’urgence. Dans quelques jours, le ministère Clemenceau cédera normalement la place à un ministère présidé par M. Briand, qui a toute ma faveur. Vos amis de la droite, monsieur Daudet, s’efforcent d’empêcher cette nécessaire mutation. Ne m’interrompez pas ! Vous aurez tout le loisir de vous expliquer ! J’ai eu vent de la manœuvre que vous avez préparée pour écarter Briand du pouvoir et cette manœuvre elle-même me gêne encore plus que le résultat visé. Est-ce que vous m’entendez maintenant ?
    — Je vous entends fort bien. Vous connaissez mon hostilité de principe à ce cher Aristide. Ignare à fond, mauvais bougre, fielleux, vaniteux, c’est le pire ennemi de notre pays. Je lui applique volontiers le mot de La Rochefoucauld quand il disait que la faiblesse est, bien plus que le vice,

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