La mort de Pierre Curie
été retirées et jetées en tas dans un coin. En été, l’hôtel de la rue d’Astorg était déserté, car les Greffulhe vivaient dans leur château de Bois-Boudran, en Seine-et-Marne. Comme la saison était terminée à Paris depuis un mois déjà, Raoul était très intrigué par cette invitation impromptue.
Élisabeth portait une étonnante robe rose, elle était grande et élégante, mince et droite malgré ses cinquante ans, le teint préservé du soleil par les grands chapeaux qu’elle façonnait elle-même et qui la faisaient ressembler à une mouette prête à prendre son vol. Ses deux prunelles, petites boules noires, vives et acérées, se mouvaient comme le regard d’un oiseau de proie.
Elle sauta au cou de Raoul, qui bénéficiait de ce privilège inouï au titre de la famille. Après la mort de son père en 1881, sa mère et lui avaient été invités à Bois-Boudran chaque été. Élisabeth venait de se marier en 1878 et elle avait rapidement souffert du caractère brutal et emporté d’Henry, de ses conversations obstinément consacrées à la chasse. Elle aimait donc s’entourer d’une cohorte de femmes de sa famille et elle avait pouponné Raoul avant de devenir elle-même mère en 1882.
— Raoul, je t’ai demandé à la dernière minute de venir parce que les événements se précipitent. Bien entendu, tu es au courant du changement de ministère. Je me réjouis du choix de Briand qui est un partisan résolu de la paix avec l’Allemagne et qui imagine même des plans pour une véritable société des nations civilisées. J’ai beaucoup travaillé pour la construction de ce ministère et je tiens à ce qu’il se fasse. Bien entendu aussi, la droite complote. Et elle a trouvé ! Tu n’imaginerais pas ce qu’elle a trouvé ! La chose la plus extravagante, la plus abominable, la plus mesquine, la plus biscornue, la plus haïssable, la plus petite !
La comtesse, qui avait des lettres, jouait parfois sa Mme de Sévigné. Élisabeth fixa son cousin de ses yeux d’aigle. Raoul se sentit percé à jour. Nul besoin d’avouer sa mission, car sa cousine l’avait déjà devinée ou elle avait même été prévenue par Aristide Briand, par exemple, qui était l’indiscrétion en personne. Il n’était donc pas nécessaire d’en parler. Il pouvait préserver son secret de fonction sans qu’Élisabeth en soit dupe ou lui en veuille.
— Je n’ai aucune idée. Je brûle de l’apprendre.
Élisabeth lui saisit la main droite qu’elle pressa entre les siennes. Raoul frissonna. Il fantasmait souvent à l’égard de son adorable cousine, qu’il n’était pas le seul à considérer comme la plus belle femme du monde. La comtesse Greffulhe allumait à plaisir des feux qu’elle ne se souciait surtout pas d’éteindre. Par réflexe, elle vérifiait l’empire souverain de ses charmes, comme si elle tenait à se rassurer sur l’immortalité de son corps de déesse. Elle se vengeait ainsi, sur tous les hommes, des infidélités grossières de son mari, qu’elle proclamait avec une amère fierté en répétant, à qui voulait l’entendre, qu’elle était la femme la plus trompée de tout Paris. En séduisant bien plus d’hommes distingués qu’Henry ne culbutait de femmes de chambre et de cocottes, tout en les maintenant dans le rôle de sigisbées transis, Élisabeth régnait sur les cœurs dans la mesure où elle dédaignait les corps.
— Je t’en parlerai tout de suite. Mais je suis bien égoïste de te rebattre les oreilles avec mes préoccupations, sans prendre d’abord des nouvelles de ta fiancée.
— Elle ne l’est pas plus que le mois dernier et elle ne le sera pas davantage aussi longtemps que vit sa mère, soupira Raoul.
— Tu es trop bon avec cette fille. Tu as trente-cinq ans. Il est temps de te marier. Je ne puis tout de même pas faire empoisonner cette brave dame de Luces pour assurer ton bonheur. Paris regorge de jeunes femmes charmantes qui seraient trop heureuses d’épouser un homme aussi brillant que toi. Tu as tort de t’obstiner. Un seul être nous manque et tout est repeuplé !
Elisabeth se pencha vers Raoul, l’embrassa sur le front en concluant :
— Tu ne seras jamais qu’un enfant. Et je t’adore comme cela. Mais passons à table et rencontrons les deux autres convives dont je te laisse la surprise.
Raoul, éperdu d’admiration, bouleversé par un flux de sensualité, suivit Élisabeth sur des jambes mal assurées, à travers
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