La mort de Pierre Curie
leurs penchants, leurs jalousies, leurs problèmes. Elle enregistrait avec finesse et propageait avec malice une chronique orale de ce qui se passait ou de ce qui ne se passait pas. Elle constituait ainsi une source de renseignements précieux, que Raoul se proposait d’exploiter, d’autant plus que Marguerite avait la réputation d’être, à Paris, la seule amie intime de Marie Curie.
Dès le lendemain de la soirée du mardi chez Élisabeth Greffulhe, il avait téléphoné à Marguerite, qui lui avait proposé de venir la voir le jeudi matin. Marguerite reçut Raoul dans le petit salon tapissé de papier à rayures jaunes. Elle portait une robe en soie légère gris pâle ; avec un décolleté en pointe bordé de soie noire. Elle n’était pas de ces femmes de professeurs, pareilles à Marie, qui se vêtent perpétuellement en noir. Puisqu’elle n’était pas entrée dans la religion de la science, elle refusait de se vêtir comme une nonnette. Elle arborait un air infiniment réjoui, comme si la visite de Raoul ne s’était que trop fait attendre. Il se sentit tout à fait bienvenu, malgré le caractère impromptu de sa visite.
Le soleil de juillet, haut dans le ciel, éclairait la pièce et, par les fenêtres largement ouvertes, on percevait la rumeur de la rue d’Ulm, les roues d’acier résonnant sur les pavés, le toussotement asthmatique de rares automobiles. Un grand bouquet de roses jaune pâle encombrait le guéridon, de sorte que Raoul devait se pencher légèrement de biais dans son fauteuil pour voir Marguerite. Cela participait sans doute d’une charmante tactique de la maîtresse de maison pour s’assurer un petit avantage sur ses interlocuteurs tellement impressionnants. En les forçant à tordre le cou, elle diminuait l’agilité de leurs méninges surdimensionnées.
Tout d’abord Raoul se garda d’évoquer la mission dont Fallières l’avait chargé. Comme Marguerite avait la réputation d’être cancanière, tout Paris en eût été informé dans les heures suivantes. Il s’astreignit à parcourir de grands méandres en parlant d’abord littérature, puis musique et enfin théâtre, avant de lâcher une bribe d’information, suffisamment exacte pour paraître plausible, mais bien éloignée de la vérité toute nue. Il raconta comment il avait rencontré Léon Daudet, en assortissant cette nouvelle anodine d’une foule de détails oiseux sur le repas chez Élisabeth Greffulhe et en rapportant minutieusement les intrigues entourant le nouveau ministère Briand. Il lâcha enfin le « ragot », selon ses termes, impliquant Marie dans une « prétendue » liaison avec Paul Langevin. Tout cela raconté sous le couvert de railler le clabaudage perpétuel par lequel les mondains se maintenaient dans l’illusion que le reste du monde leur ressemblait.
— J’ai toujours pensé, conclut sournoisement Raoul, que les gens du monde se dissipent dans des adultères plus par oisiveté que par vice et que ceux ou celles qui travaillent tous les jours n’ont pas le loisir de se livrer à une débauche pour laquelle ils n’éprouvent aucun attrait.
— Mon pauvre Raoul, interrompit Marguerite, enfin branchée sur son sujet préféré, si ces murs avaient des oreilles et une langue pour rapporter ce qu’ils ont entendu, vous seriez bien étonné. Un savant n’en est pas moins homme et j’ai reçu ici même Paul Langevin plus souvent qu’à son tour. C’est un bel homme muni d’une moustache cirée, d’une jaquette et d’un col dur, bien mieux habillé que la moyenne des professeurs : tout de suite on sent la personne qui cherche à plaire. Il arrive toujours en se plaignant de maux d’estomac pour que je lui serve du thé. Mais ce malaise ne constitue, bien entendu, que le symptôme d’un problème insoluble. Il a épousé une femme avec laquelle il ne s’entend pas. Tout d’abord parce qu’elle n’est jamais sortie du milieu dont elle est issue. Une épicière dans l’âme et un grand physicien, difficile d’imaginer couple plus mal assorti : elle est rapace, lui désintéressé, l’une songe à paraître, l’autre à être.
« La petite histoire rapporte même que Langevin est arrivé un jour à son laboratoire de l’École de physique couvert d’ecchymoses : il avait été battu à la fois par sa femme, sa belle-mère et sa belle-sœur. Cela vous donne une image des relations dans la famille et du caractère de Langevin. Pour l’instant, il doit être
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