La mort de Pierre Curie
coutumier de l’abbé, Raoul coupa court en rappelant que l’amour ne se commandait pas et que l’idée même de renoncer à Florence lui était insupportable. D’ailleurs, il ne trouvait aucun attrait à toutes les jeunes beautés que des mères attentionnées lui jetaient dans les bras. L’abbé objecta que ce prétendu dégoût du beau sexe n’empêchait pas Raoul de commettre, de temps à autre, des actes que la morale réprouvait pour un célibataire. Raoul en convint volontiers et en dressa une brève liste pour le mois écoulé. L’abbé accorda l’absolution sans se faire d’illusions sur les bonnes résolutions de Raoul, tout aussi lucide sur ses faiblesses à venir.
En somme, celui-ci se confessait mensuellement, surtout par acquit de conscience. C’était le rôle ordinaire du chapelain de service d’absoudre la noblesse sans chipoter sur des errements tellement propres à la nature humaine qu’il eût paru malsain de s’en exempter et saugrenu de s’en offusquer.
Ce rituel accompli, Raoul confia à l’abbé Mugnier, toujours sous le sceau de la confession, les éléments qu’il avait recueillis au sujet de la mort de Pierre Curie, son embarras et son incertitude sur la suite à donner. Après tout, il tenait entre ses mains la réputation et la destinée de Marie Curie. L’abbé parut beaucoup plus intéressé par les éventuels égarements de celle-ci que par les embardées habituelles de son pénitent.
— Le lien entre Paul Langevin et Marie Curie n’est pas nécessairement un adultère consommé physiquement. Je range volontiers ce genre de relation sous le vocable d’amitié amoureuse, qui supplée souvent à une déficience grave dans la vie affective. Marie Curie est veuve et jeune encore. De son côté, il est de notoriété publique que le professeur Langevin a épousé une femme sans instruction aucune, une certaine Jeanne Desfosses, qui tenait une épicerie avec sa mère. Ils ont eu quatre enfants que Mme Langevin a bien de la peine à élever avec le traitement d’un professeur à l’École de physique de la rue Lhomond. Issue d’une classe populaire, cette dame enrage à l’idée de la carrière que son mari pourrait parcourir s’il acceptait les offres que lui fait l’industrie. Une femme inculte ne parvient pas à imaginer ce que la recherche scientifique peut signifier pour son mari. Oserais-je dire un sacerdoce ? Dès lors, Paul Langevin s’épanche dans toutes les oreilles féminines prêtes à recevoir ses confidences. Tenez, il le fait régulièrement avec Marguerite Borel, la femme du directeur de l’École normale. Demandez-lui un entretien. Elle est bavarde, elle vous renseignera mieux que je ne le puis.
— Je suivrai votre conseil, monsieur l’abbé.
— Ah oui ! Il m’en vient un autre. Il faut absolument tordre le cou à cette calomnie qui prétend que Marie Curie serait juive. C’est une Polonaise catholique.
— Elle ne pratique pas.
— Ce fut sans doute sous l’influence de son mari, qui a été élevé dans la libre-pensée. Mais cela ne veut en rien dire qu’elle serait juive. Demandez un certificat de baptême à l’archevêché de Varsovie et empêchez d’un seul coup cette campagne odieuse. Je réprouve fermement l’antisémitisme du parti dit catholique, qui est tout simplement nationaliste, royaliste et conservateur. L’affaire Dreyfus aurait dû ouvrir les yeux de ces égarés, mais ils en sont tellement humiliés qu’ils cherchent leur revanche.
Raoul proposa à l’abbé de le reconduire à son hôtel, puisque lui-même était retenu par une invitation. L’abbé lui apprit alors qu’il était également convié à dîner par Élisabeth Greffulhe. Le hasard, ce nom gracieux que l’on donnait aux entreprises de la comtesse, ferait qu’ils dîneraient ensemble en feignant de ne s’être pas rencontrés.
Le fiacre s’arrêta devant l’hôtel Greffulhe, 8 rue d’Astorg. L’abbé en descendit en tâtonnant, car sa vue se détériorait de plus en plus et le jour déclinait. Puis le fiacre fit une fois le tour du pâté d’immeubles avant d’y déposer à son tour Raoul. Personne ne pouvait imaginer qu’ils avaient passé plus d’une heure à discuter, dans cette boîte montée sur roues, des péchés réels de Raoul et des écarts présumés de Marie Curie.
Élisabeth de Caraman-Chimay, épouse d’Henry comte Greffulhe, attendait Raoul dans un petit salon où les housses recouvrant deux fauteuils avaient
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