La mort de Pierre Curie
l’opposé de la vertu. Tout en Briand est veule, l’allure, le regard d’eau sale, la démarche hésitante, le cheveu long et pelliculaire. Face à l’Allemagne, il ne fera pas le poids. Il pratiquera la politique du chien crevé au fil de l’eau.
— C’est votre conviction. Ce n’est pas la mienne. L’Allemagne ne veut pas plus la guerre que la France, mais la moindre maladresse peut déclencher un conflit sanglant. Briand est plus diplomate que Clemenceau.
— Brisons là, madame ! Cette conversation ne débouchera sur rien d’autre que le gâchis de cette si belle soirée et de ce si bon repas. Ne m’attribuez pas un pouvoir démesuré sur les députés. La majorité est à gauche et la droite ne représente qu’une vaillante minorité. Briand obtiendra la confiance…
— Sauf si L’Action française crée un scandale de dernière minute…
— Je n’ai pas connaissance de faits délictueux qui puissent être reprochés à ce bellâtre, sinon son obscène exhibition en public dans les bras d’une femme mariée voilà bien longtemps. Cela le rend ridicule, mais pas odieux, ni incapable. Le seul scandale, c’est l’existence même d’un ministre qui est un cataplasme verbal, capable de transformer un modeste abcès politique en une gangrène du pays tout entier.
— L’attaque sera oblique. Pourquoi faites-vous suivre le professeur Marie Curie par un détective à votre solde ?
— Parce que c’est la fonction du journal que je dirige de dénoncer les turpitudes de la République.
— Quelles turpitudes de Marie Curie ?
— Madame, vous le savez aussi bien que moi. Marie Curie entretient une liaison avec le professeur Paul Langevin, un homme marié, père de quatre enfants.
— Eh bien ! Faites suivre le professeur Langevin. Il commet un adultère. Marie Curie est veuve et libre. On ne peut rien lui reprocher.
Raoul et l’abbé Mugnier assistaient à cette empoignade en gardant le silence, bien que les deux protagonistes eussent souvent quêté leur approbation par des mimiques expressives. Raoul ne tenait pas à ce que sa mission soit dévoilée, tandis que l’abbé se préparait à jouer les conciliateurs. Il y eut un long moment de silence durant lequel Léon Daudet se contenta d’agiter sa cuillère dans sa tasse de moka. Un papillon de nuit vint se brûler les ailes à un flambeau et les convives feignirent de s’intéresser à son agonie. Élisabeth reprit :
— Monsieur Daudet, je vous en conjure ! Marie Curie a souffert un deuil cruel, a repris son travail, a honoré la France par un premier prix Nobel qui sera bientôt suivi d’un second, si mes informations en provenance de Stockholm sont exactes. Laissez-lui son honneur ! C’est tout ce qui lui reste avec ses deux filles et son amour de la science.
Léon Daudet ne répondit pas tout de suite, agita à nouveau sa cuillère dans sa tasse comme si cela l’aidait à formuler une réponse plus diplomatique et il finit par se décider :
— Madame la comtesse, considérez l’ensemble de la situation. Il y a quinze ans débarque à Paris une étrangère nommée Marie Sklodowska. Citoyenne russe probablement d’origine juive. Elle fait un parcours éblouissant, épouse un savant de tout premier plan, signe avec lui des publications dont on peut douter qu’elle soit réellement l’auteur, décroche ce sacré prix Nobel et, très opportunément, perd ce jeune savant dans un prétendu accident.
« Elle se retrouve à sa place, première femme professeur à la Sorbonne, maîtresse de secrets qui intéressent non seulement la réputation scientifique de la France mais aussi sa sécurité militaire. Elle s’est refusée obstinément à faire couvrir ses découvertes par des brevets. L’Allemagne et l’Angleterre bénéficient donc de ses travaux.
« Comme par hasard, elle séduit maintenant un autre savant qui travaille pour l’armée, en faisant litière de la mémoire de son mari pour lequel elle a éprouvé un si grand chagrin, bien trop démonstratif pour être sincère. Elle assouvit sa passion amoureuse jusqu’aux petites heures, en abandonnant ses enfants aux mains d’une gouvernante, alors que sa place est celle d’une mère au foyer.
« L’Action française n’est du reste pas seule à s’intéresser aux faits et gestes de cette intrigante. La Sûreté et la préfecture de police se disputent une piste aussi chaude. Lorsque l’on aura découvert la vérité sur la mort de Pierre
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