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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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Langevin ?
    — Marie lui était fidèle.
    — Je ne vous demande pas si Marie avait déjà commis un adultère, je vous demande si par son attitude, par ces mille gestes de la vie quotidienne, elle témoignait d’un sentiment pour Paul Langevin qui dépassait la simple camaraderie entre collègues de travail, au point que Pierre Curie ait pu le déceler et en être affecté.
    Marguerite Borel baissa les yeux et se tut comme si elle devait longuement réfléchir pour se prononcer. Lorsque la réponse vint, elle était sans équivoque :
    — Oui. Il savait. Probablement de façon inconsciente. Il en a beaucoup souffert sans connaître ou sans s’avouer la source de son malaise, ce qui est bien la pire des situations. Il essayait de n’en rien montrer. Mais moi, je le voyais dépérir de jour en jour. Il avait épousé Marie très tard, à trente-cinq ans, après un célibat vécu dans la solitude. Elle représentait tout pour lui. Si elle l’abandonnait, fut-ce en pensée, surtout en pensée, si elle demeurait fidèle de corps tout en étant infidèle d’esprit, il était prêt à s’effondrer.
    — Vous en êtes sûre ?
    — Pas tout à fait. On n’est jamais assuré de ce genre de choses, sauf si l’on récolte des confidences. Mais Pierre était trop fier pour en parler, trop timide, trop peu sûr de lui-même, totalement désarmé face aux réalités de l’amour. Voyez-vous, beaucoup de physiciens finissent par prendre leur femme pour une de leurs équations, à force de trop résoudre celles-ci du matin au soir. Parmi tous leurs gribouillis sur des tableaux noirs, il y a une ligne consacrée à leur vie conjugale avec beaucoup d’x et d’y parce que, pour eux, la femme est l’inconnue par excellence. C’est l’équation qu’ils ne parviennent pas à résoudre et qu’ils finissent par effacer, tant elle les irrite ou les gêne. Comme ils ne connaissent pas la solution, ils finissent par se persuader qu’il n’y a pas de problème.
    Raoul prit sa respiration pour poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps, mais qu’il hésitait à formuler tant le sacrilège paraissait odieux :
    — Est-il possible que Pierre Curie se soit suicidé le 19 avril 1906 ?
    Marguerite retourna la question dans sa tête, les yeux à demi-clos :
    — Ce n’est pas sûr, mais ce n’est pas impossible. Ce n’est pas impossible. Il faudrait qu’un événement particulier eût précipité sa décision. Je n’en connais pas.
    Elle retrouvait la formule de Pierre Leclair, qui estimait, lui, que Pierre avait pu éprouver un malaise physique. Elle n’excluait pas un malaise moral. Et Louis Manin estimait l’accident impossible. Une sorte de cohérence se dessinait entre les trois témoignages. La mort de Pierre Curie recevait plusieurs explications concordantes. Il en restait une à explorer. Raoul l’émit avec brutalité :
    — Je m’excuse, madame Borel, d’être aussi direct. Je ne suis pas un officier de police mais j’essaie, pour le bien de la République, d’envisager toutes les hypothèses…
    — Vous allez me demander si quelqu’un avait intérêt à pousser Pierre sous le chariot, interrompit Marguerite froidement. Eh bien, oui ! Pierre avait beaucoup d’ennemis. Plusieurs de ses collègues le jalousaient. À cause de sa réussite professionnelle et à cause de Marie. De cette double chance qu’il avait eue. Il avait conquis Marie et elle avait arraché la carrière de Pierre à la médiocrité du chercheur consciencieux mais obscur. Si Marie n’avait pas, de ses mains, traité des tonnes de minerai dans le taudis que l’École de physique leur avait octroyé, si elle n’avait pas porté des bassines pesant trente kilos, travaillé dans le froid et dans la canicule, le radium n’aurait pas été découvert, et Pierre Curie n’aurait pas reçu le prix Nobel, qui revenait en fait exclusivement à sa femme.
    « Or il a traîné ce prix Nobel comme un boulet. À Paris, cela ne l’a pas servi mais desservi, car Pierre n’était ni normalien ni polytechnicien : en acceptant ce prix, il a insulté tous ceux qui s’estimaient supérieurs à lui, du seul fait de la grande école qu’ils avaient fréquentée. Pierre était tellement distrait, irréaliste, idéaliste, qu’il n’a pas songé un seul moment à compenser son déficit de grande école en adhérant à une loge franc-maçonne ou en militant dans le parti radical. Poussé, soutenu, porté par Marie, il

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