La mort de Pierre Curie
à une telle rencontre. Il écarta cette divagation personnelle et revint au véritable sujet :
— Si Pierre Curie n’était pas mort, que se serait-il passé ?
— On ne recommence pas l’histoire. Durant les premiers mois de 1906, les Curie se trouvaient au bord de l’effondrement physique et mental. Pierre était malade et fatigué, dépressif et pessimiste, comme cela arrive à ceux qui ont entrepris une tâche surhumaine et qui se retrouvent démunis de projet, après avoir réussi celui pour lequel ils se sont tant battus. Je connais cela.
« La vie universitaire est attirante aussi longtemps que les premiers succès se font attendre. Une fois atteints, l’intéressé se rend compte qu’il n’en est pas plus heureux pour autant et que la vraie vie est ailleurs. Très souvent, dans ce petit salon, ce genre de confidences est chuchoté. La science n’est pas un absolu qui puisse remplir une vie humaine. Un chercheur est, comme un artiste ou un religieux, quelqu’un qui sacrifie la vie, simple et tranquille, pour un idéal dont il se demande toujours si ce n’est pas une chimère.
— Vous voulez dire que les Curie ne s’entendaient plus ?
— Non. Pas à ce point. Mais leur mariage était désenchanté. Tous les deux sortaient d’un conte de fées, où ils avaient vaincu toutes les épreuves, pour se rendre finalement compte qu’ils n’étaient plus ni le prince charmant ni la belle jeune fille. Et ce radium, qu’ils avaient mis tant d’efforts à découvrir, ruinait leur santé. Si Pierre n’était pas mort, leur ménage aurait évolué selon les normes du milieu universitaire vers l’indifférence, l’impatience, la frustration. Mais frustration de quoi ? Telle est bien la question.
« Les Curie se sont intéressés à la voyance, ils ont participé à des séances de tables tournantes et autres billevesées. Ils flottaient dans un vide impressionnant. Ils avaient découvert un secret bien caché de la Nature mais ils ne possédaient toujours pas leur secret à eux, celui de chacune de leurs vies et surtout de la vie qu’ils menaient en commun. Si cet étrange professeur Freud pratiquait à Paris plutôt qu’à Vienne, les Curie lui auraient fourni sujet à un gros volume d’observations, rédigées dans un allemand incompréhensible.
Elle rit de bon cœur. Tout cela qu’elle était seule à connaître lui paraissait moins pathétique que drôle. Elle compatissait, mais elle ne pardonnait pas à ces grands esprits de se détruire en reconstruisant le monde dans leurs cerveaux enfiévrés.
Raoul se trouvait confronté à un choix difficile. Marguerite en savait sans doute bien plus que ce qu’elle avait dit jusqu’à présent, mais elle ne dévoilerait pas certains secrets, lors d’une conversation futile. Pourvu qu’elle soit prévenue, c’était une femme capable de faire la différence entre un bavardage anodin et une médisance lourde de conséquences. Il fallait que Raoul l’implique dans sa mission, en dévoilant tout juste ce qu’il fallait.
— Puis-je vous demander de garder ce qui suit sous le sceau du secret le plus strict ? On jase au sujet de Marie, jusque dans les sphères du gouvernement pour lequel je travaille, ainsi que vous le savez. Or, une candidature de Marie à l’Académie des sciences a été déposée. Depuis Richelieu, le président de la République est le protecteur des Académies. Les académiciens se cooptent entre eux, mais le président les nomme formellement. Il désire s’entourer de certaines précautions bien compréhensibles. Si Marie est promue à l’Académie des sciences après l’avoir été à la Sorbonne, il faut qu’elle soit impeccable et que la droite, l’Action française, le parti nationaliste, les monarchistes n’en profitent pas pour déclencher un scandale. Tout le dossier Curie serait étalé sur la place publique. Il faut que ce dossier soit vide. Ou bien que les pièces gênantes en soient retirées à temps. Je vous l’ai dit : Léon Daudet que j’ai rencontré par hasard mardi est sur l’affaire.
Marguerite contempla Raoul avec un intérêt renouvelé :
— Alors qu’attendez-vous de moi ?
— Que vous me disiez absolument tout ce que vous savez qui puisse éclairer le président Fallières dans sa situation.
— Je vous ai dit l’essentiel.
— Soyons plus précis. Quand Pierre Curie est mort le 19 avril 1906, que savait-il de la relation qui se nouait entre sa femme et Paul
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