La mort de Pierre Curie
où elle a été imprimée et, surtout, à quelle date. Je te parie tout ce que tu veux que ces cartes de visite n’existaient même pas mardi, lorsque Pierre Leclair est venu me voir.
— Alors, patron, vous avez dénoncé la supercherie à la morgue ?
— Surtout pas. Pierre Leclair est vivant pour l’instant, il est même possible qu’il ne soit pas très loin d’ici. Ceux qui le contrôlent tiennent à ce qu’il ne témoigne pas. Ils ont utilisé une astuce pour que Pierre Leclair disparaisse de l’enquête. Si je montrais que je n’ai pas été dupe, ils passeraient peut-être à l’action en le tuant pour de bon. En revanche, si je feins d’être trompé par leur ruse, ils seront moins sur leurs gardes. De même, tu ne chercheras pas ostensiblement à localiser Pierre Leclair, mais tu essayeras de surveiller discrètement son logis. S’il n’a pas déménagé avec toutes ses affaires, il reviendra ou enverra quelqu’un quérir ses hardes. Le mieux serait que tu fasses dès ce soir une visite domiciliaire officieuse. Tu m’as bien compris ?
— Tout à fait, patron. Aucune serrure ne m’a jamais résisté. Je ne confondrai pas la résidence d’un soliste avec la résistance d’un solide.
V
Lorsque, dès le lendemain vendredi 7 juillet, Raoul annonça son intention de partir pour un long voyage vers l’est à la recherche de Marie Curie, le secrétaire général de l’Élysée s’y opposa avec fermeté dans l'immédiat. On se trouvait à une semaine du 14 Juillet et tous les collaborateurs de la présidence étaient mobilisés pour l’occasion, d’autant plus que Raoul était bien le seul conseiller de l’Élysée capable de s’entretenir avec aisance en allemand ou en anglais avec les diplomates étrangers. L’affaire Curie passait provisoirement au second plan. Le président Fallières, entrevu entre deux portes, confirma cette consigne et lui remit une lettre personnelle pour Mme le professeur Marie Curie. Il semblait pour l’instant avoir un peu perdu de vue la mission qu’il avait confiée à Raoul, parce que la perspective de présider les cérémonies du 14 Juillet le perturbait.
C’était un homme simple qui aimait la vie à la campagne. Il était devenu un président populaire précisément parce qu’il n’appréciait pas ce métier et qu’il le montrait aux Français. Ceux-ci désiraient un monarque républicain, fonctionnaire suprême, régnant mais ne gouvernant pas, planqué à l’Élysée pour y couler des jours heureux, faisant bonne chère, enfoncé dans un bon fauteuil devant un beau bureau, comme tous rêvaient de le faire.
Raoul demeura donc rue Georges-Ville jusqu’au samedi à perfectionner son interprétation des Préludes de Fauré, tandis qu’Arsène parcourait Paris à la récolte d’informations. Dès le soir du jeudi, il pénétra dans le minuscule logement de Pierre Leclair, rue Le Regrattier dans l’île Saint-Louis. Le concierge était un ancien sergent de ville, qui connaissait bien Arsène. Il confirma que depuis le mardi le locataire n’avait plus reparu. Il confia à Arsène son double de la clé pour éviter à celui-ci la peine de crocheter la serrure. C’était au cinquième étage, sous les combles, deux petites mansardes dont l’une servait de cuisine et de salle à manger tandis que l’autre, grande comme un placard, contenait un lit étroit et court, défait, aux draps grisâtres de crasse. En s’accrochant à la balustrade de la seule fenêtre, Pierre Leclair pouvait entrevoir les tours de Notre-Dame et s’imaginer posséder un balcon.
Arsène nota le linge repassé dans le fond de la garde-robe, un complet en assez bon état, une valise en carton, une épingle de cravate avec brillant sur la table de nuit. Il fit une liste des rares livres et des journaux qui traînaient. Des restes de nourriture séchaient, pourrissaient ou moisissaient dans un petit garde-manger muni de parois en toile métallique grillagée, près du réchaud à gaz. Pierre Leclair était parti dans un état de panique, sans même songer à faire sa valise ou à récupérer ses objets de valeur. Au-dessus du lit pendaient un crucifix avec une branche de buis datant de Pâques et un chapelet muni de plusieurs médailles supplémentaires. À droite de l’entrée, se trouvait un petit bénitier qui représentait la fontaine de la grotte de Massabielle où la Vierge était apparue à Bernadette Soubirous. Vérification faite, le bénitier contenait de
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