La mort de Pierre Curie
l’eau. Des chromos religieux constituaient la seule décoration des murs lépreux. Pierre Leclair était indubitablement un homme pieux.
Lorsque, plus tard, Raoul consulta la liste des lectures de Pierre Leclair établie minutieusement par Arsène, il poussa un sifflement de surprise, ce qui ne lui arrivait pas souvent : La France juive et Le Testament d’un antisémite d’Édouard Drumont, Tué par les Juifs du père Henri Desportes, des numéros épars de La Croix , de L’Action française et de La Libre Parole . Il y avait aussi des ouvrages de piété, en particulier Celle qui pleure, abondamment corné et commenté, tous consacrés aux révélations de la voyante de la Salette, Mélanie, qui avait vu la Vierge pleurer sur le destin de la France. Que faisait donc Pierre Leclair, cette grenouille de bénitier antisémite, dans un laboratoire de la Sorbonne peuplé de républicains laïques ? Avait-il choisi son modeste métier par goût, par nécessité ou en service commandé ?
Sur un autre rayon, Arsène avait recensé un embryon de bibliothèque pseudo-scientifique, Le Magnétisme expliqué, Précis de radiesthésie, La Santé par le pendule. Pierre Leclair ne comprenait manifestement rien à ce qui se passait dans le laboratoire où il travaillait, mais il s’imaginait participer à des secrets que les savants, toujours retors, dissimulaient au commun des mortels. Peut-être s’était-il assigné la mission de mettre un terme à cette dangereuse entreprise. Sans doute, tout se mélangeait-il dans sa pauvre tête : le complot juif, la menace radioactive, la révélation particulière d’une Vierge larmoyante, sa misère matérielle, le projet de restaurer la monarchie.
Le lendemain vendredi, Arsène ramena une autre information de poids. La carte de visite avait été identifiée par le spécialiste du Quai des Orfèvres. Seules quelques papeteries de luxe dans Paris utilisaient un bristol d’une telle qualité et des caractères aussi soignés. Arsène les avait toutes visitées pour finir par découvrir que la carte de visite en question n’avait été commandée que le mardi après-midi, comme Raoul l’avait deviné. La papeterie se trouvait rue des Belles-Feuilles, une rue commerçante desservant les beaux quartiers du XVI e , pas très loin de la rue Georges-Ville. La vendeuse se souvenait très bien du client, un homme soigné, entre deux âges, assez corpulent. Aucun autre signe distinctif qui puisse permettre de l’identifier. Mais ce n’était certainement pas Pierre Leclair dont Arsène exhiba la photo, empruntée lors de sa visite domiciliaire.
Ainsi Pierre Leclair avait probablement été implanté dans la Sorbonne comme espion, par une organisation de droite, nationaliste, catholique, antisémite. Il n’y avait malheureusement que l’embarras du choix tant les groupes foisonnaient. L’organisation avait réagi à l’enquête de Raoul, en mettant à l’abri un témoin dangereux, qui était sans doute un complice puisqu’il n’avait pas été exécuté. Pierre Leclair espionnait Pierre Curie. Mais pour le compte de qui ? Et dans quel but ? Craignait-on qu’il ne se suicide ou qu’il ne soit attaqué ? Préparait-on un attentat contre sa vie ? Pierre Leclair était-il un simple observateur ou un acteur ?
Le samedi après-midi, Raoul partit en voiture pour Deauville, afin de faire la cour à Florence, plus par réflexe dominical que par envie amoureuse. Pour donner un jour de liberté à Arsène et Félicie, il décida de conduire lui-même la Peugeot.
Le soir, dans le manoir, il dîna avec Florence et sa mère d’un fricandeau de veau à l’ancienne : la famille de Luces, qui cumulait des défauts graves, bénéficiait au moins d’une cuisinière hors pair. À cette occasion, Raoul constata que Mme de Luces avait décidé de se priver désormais de vin. Il en fut secrètement consterné, puis honteux de sa consternation. Tout ce qui prolongeait la funeste existence de la mère retardait son union avec la fille. Pour calmer son mécontentement trop visible, Florence obtint la permission de faire quelques pas avec lui dans le jardin, tandis que sa mère les surveillait de loin par cette soirée où le ciel resta clair jusqu’à neuf heures. Raoul eut au moins l’occasion de parler librement.
Comme Florence le grondait gentiment de sa nervosité, Raoul plaida coupable. La préparation du 14 Juillet entraînait un tel remue-ménage à l’Élysée qu’il
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