La mort de Pierre Curie
reposait sur l’austère portrait d’un quelconque seigneur de la Renaissance ou sur l’organisation rigoureuse d’un dessin d’architecture.
Il était particulièrement fier de sa dernière trouvaille : une carte géographique manuscrite de la région de Sydney en Australie, acquise dans des circonstances rocambolesques. Un jour, en passant par hasard dans la cuisine, il avait remarqué un grand couteau grossièrement emballé dans cette carte manuscrite. Félicie lui avait expliqué alors que le rémouleur du quartier venait de passer et qu’il lui avait rendu le couteau ainsi emballé. Raoul s’était précipité dans la rue et avait retrouvé le rémouleur toujours à sa tâche. Autour de sa charrette, il avait disposé des cadres vides et il s’était embrouillé dans une explication confuse sur leur provenance. Mais tous les « vieux papiers » qui se trouvaient dans ces cadres avaient servi à emballer des couverts et étaient dispersés dans d’introuvables appartements du XVI e arrondissement.
Raoul était alors remonté chez lui et avait inspecté plus attentivement sa carte peu endommagée et parfaitement restaurable. Elle mesurait environ cinquante centimètres sur soixante-dix et était composée de deux feuilles soigneusement jointes par une languette de papier renforcé à l’arrière. En bas, à gauche, un ravissant cartouche aquarellé représentait des armes indigènes ainsi qu’un serpent et de la végétation locale. On pouvait y lire : « Carte / d’une partie de la côte orientale / de la / Nouvelle-Hollande / comprenant Botany Bay. » En dehors des inscriptions concernant les lieux-dits, villages, baies, rivières, il avait découvert la mention d’une date : Sydney 1801. Les recherches de Raoul n’avaient pas encore abouti, mais il pensait qu’il s’agissait là d’une carte originale de Charles-Alexandre Lesueur, artiste et naturaliste embarqué à bord du Géographe et du Naturaliste , les deux navires qui composaient, entre 1800 et 1804, l’expédition de Nicolas Baudin, commanditée par Napoléon.
Il fut interrompu dans sa contemplation par l’irruption d’Arsène, qui semblait passablement excité, à rebours de son habituel flegme de commande :
— Bonjour, patron. Tout d’abord, j’ai retrouvé l’épicier et le cantonnier parmi les quatre témoins enregistrés au commissariat. Ils sont tous les deux formels, bien que je les aie interrogés séparément. Ce n’est pas un accident. Pierre Curie a littéralement giclé de derrière le fiacre et il s’est retrouvé d’un seul coup devant le chariot de Louis Manin, qui ne pouvait pas l’éviter. C’est pourquoi Manin n’a pas été inquiété par la police. La thèse de l’accident est impossible à soutenir, mais on ne s’est pas préoccupé de savoir ce qui s’était réellement passé. Ce n’est pas tout…
Raoul l’interrompit en changeant de registre :
— Arsène, demain je partirai pour Varsovie. Vous aussi sans doute. Préparez les valises.
— Monsieur peut être assuré que tout sera prêt à la première heure. Mais…
— Mais quoi ?
— Il y a un témoin qui ne parlera plus du tout. En passant au Quai-des-Orfevres, j’ai consulté par routine la liste des morgues de Paris. Pierre Leclair a été repêché dans la Seine à hauteur du Pont-Neuf. Son corps est à l’Hôtel-Dieu. Personne ne le réclame. Il n’a pas de famille. Il risque de filer à la dissection pour les étudiants. Il n’y a que des veaux dans ce service, parce qu’il n’y a pas de vis dans leurs cerveaux.
— On y va. Tu sors la voiture du garage, Champigny. Tout de suite !
Raoul était tellement excité qu’il s’assit sur le siège avant de la Peugeot à côté d’Arsène, ce qui ne lui arrivait presque jamais. Il demanda à Arsène de rouler aussi vite que possible.
— Vous savez patron, il est mort et bien mort. Il ne va pas s’enfuir.
— Je sais, Champigny, mais je veux vérifier quelque chose. Il y a un détail qui cloche dans ce que tu me racontes.
— Il est mort curieusement en tombant du Pont-Neuf dont le parapet, en réparation, est remplacé par des planches. Il s’est appuyé sur l’une d’elles qui aurait cédé. Cela a un peu l’air de n’être pas un accident.
— Comme tu dis. Cela n’a pas l’air ou plutôt cela a l’air de ne pas être. Pierre Leclair avait témoigné d’un tel trouble, lorsque je l’avais interrogé, que cela signifiait une
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