La mort de Pierre Curie
certain.
À la sortie de la messe, la pluie s’était installée définitivement, sans doute pour plusieurs jours. Aussi loin que portait le regard, le ciel était gris sur la Manche. Sur l’invitation de Raoul, ils allèrent déjeuner au Grand Hôtel , car Mme de Luces, qui avait une conscience sociale très développée, donnait congé à sa cuisinière le dimanche matin, afin que celle-ci puisse aller à la messe.
Le repas fut sinistre, Raoul, préoccupé par ce qui l’attendait, n’émit que des monosyllabes en réponse au verbiage de Mme de Luces. Il se contraignit tout juste à ne pas quitter la table. Comme toujours, la cuisine de l’hôtel était aussi soignée que fade. Les mets étaient trop cuits, trop gras, sans goût et sans consistance. C’était ce qu’Arsène, dans son rôle de Champigny propice au franc-parler, avait une fois décrit comme du « vomi de chien de riche ». Il avait non seulement la contrepèterie facile mais aussi la métaphore ample.
Le retour à Paris fut chaotique, comme il en est souvent ainsi dans les périodes de déveine et de mal à l’âme. Le moteur de la Peugeot, sans doute influencé par l’humeur de son conducteur, décida d’encrasser son carburateur. À la lueur incertaine des phares, Raoul réussit à le nettoyer, puis revint à la rue Georges-Ville tellement tard qu’il gara la voiture devant l’entrée sans se permettre de réveiller Arsène et sans prendre la peine de la conduire jusqu’au garage Huguet, à l’autre bout de l’avenue Victor-Hugo.
Comme celle-ci était quadrillée par des prostituées dans l’exercice de leur métier et que Florence l’avait exaspéré, Raoul n’était pas trop sûr de résister à l’envie. Dans le désarroi où il était plongé, ce n’était pas le moment de s’enfoncer davantage dans l’abjection. Rentré dans l’appartement, il se servit un grand verre de cognac qu’il but d’un trait. Par cette médication du corps et de l’âme, il sombra dans un sommeil miséricordieux, récompense du juste qui a surmonté la tentation.
La semaine fut gaspillée en corvées mondaines. Raoul accueillit des délégations allemande et autrichienne à la gare de l’Est, américaine au Havre, puis un ministre du cabinet britannique à Calais. Il fallait endosser des costumes trop chauds pour la saison, faire le pied de grue sur les quais, veiller à ce que tapis rouge et palmiers soient en place et surtout répondre, dans le secret relatif de la voiture, aux demandes du visiteur, plus intéressé par les restaurants ou les mauvais lieux de Paris que par les monuments ou les expositions. Raoul se sentit à mi-chemin entre guide touristique et proxénète.
Le vendredi, la revue militaire à Longchamp fut aussi ennuyeuse que d’habitude, dans la chaleur et la poussière. Raoul guettait toujours le passage de l’École polytechnique, dont il avait porté le drapeau en 1898, l’année où il était sorti major de promotion. Comme chaque fois, les élèves lui parurent de plus en plus jeunes jusqu’à ce qu’il réalise que c’était lui qui devenait de plus en plus vieux.
Il reçut cependant la récompense de sa patience durant la réception qui suivit le défilé. La règle voulait qu’il n’y eût que des rapports distants et formels entre l’Élysée et l’ambassade d’Allemagne, tant était ancrée l’idée qu’il faudrait reconquérir l’Alsace et la Lorraine, tôt ou tard, et que cela ne pourrait se faire que par une guerre. Une partie du personnel de l’ambassade allemande était soupçonnée de contrôler des espions. Toute l’affaire Dreyfus avait reposé sur ce postulat, qui n’était du reste pas faux, sinon que l’identité de l’espion l’était. Lors de la réception du 14 Juillet, la règle se trouvait forcément assouplie : on ne pouvait ni refuser de se saluer, ni se dispenser d’échanger quelques phrases choisies pour leur insignifiance étudiée. Raoul se méfiait néanmoins de l’attaché militaire et de l’attaché scientifique : la moindre indiscrétion involontaire de sa part aurait pu avoir des conséquences incalculables sur sa propre carrière.
En revanche, il se sentait rassuré par Stefan George, l’attaché culturel de l’ambassade d’Allemagne, écrivain de vocation. Il l’avait accompagné à Bayreuth pour une série de représentations de la Tétralogie de Wagner et il en avait été ébloui. En retour, Raoul l’avait initié à Debussy, Ravel et
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