La mort de Pierre Curie
dissimulation de sa part. Il savait quelque chose qu’il n’aurait pas dû savoir, qu’il n’aurait pas fallu qu’il dise. Il n’est pas tombé à l’eau par hasard. Ou bien, on tente de nous faire croire qu’il est tombé à l’eau.
— Cela a eu lieu à vingt mètres de l’endroit où Pierre Curie a été tué !
— Si c’est un autre hasard, la vie n’est désormais faite que de hasards. Notre métier, Champigny, est précisément de transformer les hasards en desseins, en vérifiant les faits étranges.
Puis Raoul se rencogna dans son siège en savourant la fraîcheur de la brise créée par la vitesse de la voiture, car il faisait un peu trop chaud à son goût. En arrivant face à Notre-Dame, Arsène gara la voiture sur le terre-plein, puis il s’excusa :
— Patron, si vous pouvez vous passer de moi, je préférerais ne pas y aller. Les morgues puent tellement que cela me donne envie de vomir. Les cadavres, j’en ai vu un peu trop dans les colonies. Quand le brouillard se tasse, le broussard se taille.
— Champigny, tu n’auras jamais confiance dans la science. La morgue de l’Hôtel-Dieu est la première de Paris à être équipée d’une véritable machine frigorifique et non pas d’une glacière. Les conditions de conservation sont optimales. Tu devrais essayer, une fois pour te convaincre. Le progrès, cela existe !
Comme Arsène n’était manifestement pas convaincu, Raoul le laissa sur son siège de chauffeur et pénétra dans l’hôpital. Une fois qu’il eut exhibé son ordre de mission, le portier appela un infirmier qui accompagna Raoul jusqu’à la morgue. Le préposé de celle-ci portait blouse blanche et calot, son visage était blafard faute d’être exposé à la lumière du jour, ses yeux étaient irrités et injectés de sang par les effluves de désinfectant qui imprégnaient l’atmosphère. Il était occupé à balayer la salle des autopsies. Il le conduisit dans la chambre des morts, qui jouissait effectivement d’une certaine fraîcheur, mais pas au point d’empêcher une odeur insoutenable. Raoul porta un mouchoir sur son nez et s’efforça de contrôler une envie de vomir.
En passant d’un lit à l’autre, le préposé ne put se retenir de remettre un peu d’ordre, fermant un rideau, repiquant sur le bois d’un cercueil en attente le faire-part correspondant, recouvrant du drap les pieds d’une jeune femme qui dépassaient, rangeant une paire de galoches qui traînaient sans raison apparente, déplaçant un bocal où marinait un organe sanguinolent. Ils arrivèrent enfin à la table doublée de zinc sur laquelle était étalé le cadavre d’un vieillard nu, le ventre gonflé comme un ballon, la figure révulsée, dont Raoul évita de trop s’approcher.
— Voilà votre homme, monsieur. Noyé dans la Seine. Amené ce matin. Pas encore eu l’occasion de le laver. Beaucoup de travail.
— Comment a-t-on identifié le corps puisque aucun membre de la famille n’est venu le réclamer ou signaler sa disparition ?
— Comme d’habitude. On a trouvé des cartes de visite dans son portefeuille. Il s’appelle Pierre Leclair, c’est un employé de l’Université.
Raoul se força à avancer vers la table et à dévisager la tête grimaçante. Ce n’était pas Pierre Leclair. Même si Raoul n’avait eu l’occasion de rencontrer celui-ci qu’une seule fois, le mardi précédent, pour lui il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Le cadavre, muni du portefeuille contenant les cartes de visite de Pierre Leclair, n’était pas celui du préparateur de Marie Curie. Il inclina la tête pour signifier au préposé qu’il en avait assez vu, demanda le portefeuille, préleva une des cartes de visite, tourna les talons, sortit aussi vite que possible de la chambre funèbre et rejoignit Arsène qui fumait un cigarillo, accoudé à la Peugeot, contemplant le vol des nuées de pigeons que des enfants poursuivaient sur le parvis de Notre-Dame.
— Vous l’avez vu, patron ?
— J’ai vu ce que je voulais voir et ce que j’avais prévu. J’ai vu un noyé qui n’est pas Pierre Leclair. Mais quelqu’un avait mis dans son portefeuille des cartes de visite au nom de Pierre Leclair. C’est tout à fait stupide parce qu’un préparateur de laboratoire gagne tellement mal sa vie qu’il ne gaspillerait pas son argent à ce genre de babiole dont il n’aurait aucun usage. Voici une de ces cartes. Demain, tu essayeras de retrouver la boutique
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