La mort de Pierre Curie
n’avait plus le temps de poursuivre ses propres affaires dans le calme. Lorsque Florence le questionna sur la nature de ces fameuses affaires, Raoul réussit à esquiver la question sans se retrancher expressément derrière le secret professionnel. Sa collaboration à l’Élysée ne bénéficiait, bien entendu, d’aucune légitimité aux yeux des dames de Luces. On ne devait rien à la République, certainement pas de garder le secret professionnel. Pour Florence, comme pour sa mère, le président Fallières était, après d’autres, un imposteur sans aucune légitimité, empêchant le duc d’Orléans d’occuper le trône qui lui revenait de droit divin. Si Raoul l’avait trahi, c’eût été un bon point en sa faveur.
Cette discussion politique occupa les trop courts instants qu’ils partagèrent. Raoul passa ensuite une mauvaise nuit au Grand Hôtel, puisqu’il n’était pas question de loger dans une chambre d’ami du manoir des Luces. La règle du grand monde, adoptée même par la petite bourgeoisie, voulait que sa flamme déclarée pour Florence entraînât l’interdiction de dormir sous le même toit jusqu’au mariage, bien que celui-ci fût toujours aussi hypothétique.
Le dimanche matin, il attendit les deux dames sur le parvis de l’église Saint-Augustin à l’abri sous son parapluie. Il s’était mis à pleuvoir tristement, à petites gouttes, comme toutes les averses venant de la Manche qui s’économisent pour durer et qui donnent l’image d’un univers mesquin. Sous son gigantesque parapluie noir, il désespérait du monde et de lui-même. Le public de la grand-messe de onze heures qui commençait à s’engouffrer dans la nef résumait à ses yeux tous les vices du monde auquel il appartenait par naissance : égoïsme, sottise, snobisme, hypocrisie, dureté de cœur et manque de réflexion.
Cette méditation morose fut interrompue par l’arrivée des dames de Luces dans une calèche à l’ancienne mode, dont la capote avait été relevée. Raoul les suivit gravement dans l’église, prit de l’eau bénite, la tendit successivement à la mère et à la fille, les conduisit aux prie-Dieu de velours qui leur étaient réservés au premier rang en donnant le bras à la mère, et il s’assit ensuite sur une chaise de paille au second rang.
Il endura une homélie qui aurait mérité, à son avis, la révocation immédiate du curé. Après avoir rappelé que la fête, dite nationale, du 14 Juillet célébrait une victoire de l’émeute sur l’ordre, qu’elle préparait à la fois le meurtre de Louis XVI, la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, le scandale des Inventaires en 1906, l’expulsion des congrégations, la prise de pouvoir par les loges et la juiverie, le prédicateur se lança dans l’analyse des causes. Il rappela le pénétrant diagnostic du défunt pape Léon XII : « L’égalité des droits conduit le peuple juif à mener une existence dont il est indigne dans la mesure où il se livre sans retenue à la passion propre à sa race, l’usure et l’arrivisme. Son outrecuidance contribue à décupler l’aversion naturelle du peuple chrétien envers le peuple déicide. »
Il termina tout de même son sermon en ajoutant qu’il n’était pas chrétien d’avoir recours à la violence contre les Juifs. Cette position éclairée suscita quelques remous hostiles dans l’assemblée. Courageusement, le prêtre termina par une formule étonnante : « L’antisémitisme salubre doit être non violent. »
Puis l’abbé monta à l’autel pour célébrer un sacrement dont il était indigne, aux yeux de Raoul. Celui-ci éprouva le sentiment affreux de participer à une cérémonie sacrilège, durant laquelle son clan de nantis confisquait Dieu pour assurer son confort spirituel et ses privilèges sociaux. Il atteignit le tréfonds du désespoir avant de récupérer un peu de lucidité. S’il était ému de la sorte, n’était-ce pas à cause de sa mission, de sa lente découverte du complot qui menaçait les Curie et, à travers eux, tout ce qu’il estimait ? Et, s’il s’apercevait que l’éventuel meurtre de Pierre Curie résultait d’un complot de l’Action française, il lui faudrait encore s’ingénier à le dissimuler pour qu’un scandale n’éclate pas. Son existence se dissolvait en loyautés contradictoires, en camouflages sordides, en une incertitude généralisée. Tout était possible. Rien n’était
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