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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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se bousculait sur le triste quai, en se disputant des compartiments déjà bondés. Arsène, portant les valises de son patron, fendit les groupes d’étudiants polonais ou russes qui rentraient dans leurs familles, les examens parisiens terminés. Au milieu du convoi, le wagon-lit érigeait son interminable caisse de tôle bleue. Le gardien, à la livrée marron bordée de filets jaunes, vérifia le billet et le passeport de son voyageur. Arsène lui refila une belle pièce d’or de dix francs, avec la tête de Marianne du côté face et l’inévitable volatile gaulois du côté pile. Il savait que son patron n’était que trop enclin à négliger cet aspect malheureux des relations humaines, fondées plus sur le lucre que sur le désintéressement.
    Raoul examina avec circonspection la sorte de cellule dans laquelle le préposé l’introduisit. Le divan tendu de reps gris à ramages olive, le tapis en accord avec le reps, le plafond simulant absurdement un ciel pommelé, traversé d’oiseaux dont les ailes écorniflaient la lune en verre, constituée par la lanterne électrique. Comme le wagon avait été garé toute la journée en plein soleil, sa tôle diffusait une chaleur qui n’était pas sans évoquer celle d’un four. En transpirant abondamment, Arsène commença à se débattre avec les serrures d’une valise, qui résistaient, retenues par la rouille dont elles étaient envahies.
    Le gardien apparut, les refoula poliment dans le corridor, enleva son veston, le plia avec un soin maniaque et décrocha des lanières mystérieuses qui transformèrent le divan en un lit déjà bordé. Il dépiauta des paquets, aplatit le matelas, exhiba un traversin et un oreiller de poupée tant il était minuscule. Il expliqua le fonctionnement du lavabo et du vase de nuit, montra les serviettes, le verre à dents, le savon, la sonnette, les interrupteurs, le verrou de sécurité. Il fit remarquer que l’eau du robinet n’était pas potable et qu’une carafe remplie était disponible, y compris pour se laver les dents. Il termina en demandant à quelle heure il devait réveiller Raoul et ce qu’il désirait comme boisson au petit déjeuner.
    Arsène parti, Raoul s’effondra sur sa couche et subit les premiers cahots du train qui effectua quelques manœuvres incompréhensibles, assorties de chocs en avant et en arrière, avant de s’ébranler dans une majestueuse lenteur. Il en avait pour un jour et demi d’ennui dans cette boîte avec des intermèdes au wagon-restaurant. On devait y servir de la cuisine réchauffée et des vins gâtés par les secousses. Raoul allait expérimenter ce qu’il détestait le plus, l’inconfort, mais l’enjeu était de taille.
    S’il ramenait un cliché de l’extrait de baptême de Marie Curie, l’attaque de Léon Daudet serait affaiblie. S’il parvenait à rencontrer Marie, à lui remettre le message de Fallières et à la convaincre d’esquiver les coups qui se préparaient, cette semaine d’ennui n’aurait pas été inutile. Il fallait bien que, de temps en temps, il serve à quelque chose. On ne pouvait pas jouir du plaisir insigne de vivre dans la capitale du monde, sans parfois consentir à un effort pour le mériter.
     
    Tout se passa à peu près correctement jusqu’à la frontière entre la Prusse et la Russie. Quand, au terme de la première nuit, il se réveilla au milieu de la plaine allemande, Raoul fut ensuite réduit à regarder par la fenêtre, parce que la lecture devenait fatigante à cause des secousses perpétuelles. Il profita des manœuvres en gare et des arrêts en pleine campagne pour avancer dans la lecture de Rilke qu’il avait choisi afin d’améliorer son allemand. Il dut aussi sacrifier un de ces arrêts pour se raser en extorquant au gardien une minime coupe d’eau chaude. À cause de la chaleur, il transpirait et souffrait de ne pouvoir prendre un bain. Le robinet du lavabo débitait un liquide douteux, goutte à goutte.
    En dehors de ces répits, il s’ennuya ferme à regarder défiler les arbres, les buissons, les fermes, les vaches, les cochons, toujours semblables à eux-mêmes. Il songeait avec effroi qu’il aurait pu naître dans ce milieu de nulle part et y passer toute sa vie, non seulement en s’ennuyant mais en ne s’en rendant même pas compte. Il avait eu de la chance et il en avait encore. Qu’était-ce que cette semaine de sa vie, passée à effectuer des trajets dénués d’intérêt, comparée à toutes ces vies

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