La mort de Pierre Curie
l’Opéra-Comique de Paris, voilà deux ans. Il fut plutôt déçu : la qualité de l’interprétation, aussi bien celle des chanteurs que celle de l’orchestre, dépassait de loin ce qui se faisait de mieux à Paris. Mais le livret était d’une indigence stupéfiante, et il lui parut invraisemblable, non seulement que le public s’intéresse à des textes d’une telle bêtise, mais qu’il se soit trouvé un écrivain pour le laisser tomber de sa plume.
À titre de comparaison, il avait eu l’occasion de déguster le livret de L’Heure espagnole , par Franc-Nohain, sur lequel Maurice Ravel orchestrait pour l’instant une musique ironique, déjà disponible en réduction pour le piano. Il n’y avait pas d’hésitation possible : malgré l’admiration de Raoul pour le génie germanique, il manquait à celui-ci la capacité de se moquer de lui-même. Un peuple qui se complaît à assister à des opérettes aussi niaises est vraiment dangereux. Tôt ou tard, les Empires centraux se prendraient tellement au sérieux qu’ils se croiraient destinés à diriger le monde. L’ennemi de la France se situait bien à l’est et non outre-Manche, comme le pensaient encore tant de gens distingués, qui se croyaient de bons Français parce qu’ils abhorraient les Anglais.
Raoul se renforça dans cette opinion en dégustant avec circonspection une part de la Sacher Torte , mondialement célèbre, une sorte d’étouffe-chrétien qui ne progressait dans le gosier que si on l’enduisait d’une bonne dose de crème fouettée. Cet aveu d’incompétence des pâtissiers viennois sidéra Raoul. Ainsi le piston ne circulait-il dans un cylindre de sa Peugeot que dans la mesure où de l’huile diminuait le frottement et assurait l’étanchéité. De là à transposer ce concept mécanique à la cuisine, il y avait un pas gigantesque qu’il se refusait à franchir. Les Germaniques ne mangeaient pas vraiment, ils se nourrissaient de façon sommaire. La méfiance qu’il leur portait en fut méchamment augmentée. Les voyages, qui forment la jeunesse, sont parfois nuisibles à l’âge mûr. En temps de guerre, on acquiert le droit extravagant de tuer en fonction de ses préjugés les plus superficiels ; en temps de paix, il constitue une menace permanente pour l’harmonie internationale.
De Vienne à Zurich, le voyage en chemin de fer se fit, de jour, dans un paysage enchanteur qui eut le mérite de distraire Raoul. À partir de la frontière suisse, la qualité de la voie s’améliora au point qu’il put lire à son aise le volume de Rainer Maria Rilke. Il conclut que c’était un auteur surestimé, sans doute parce qu’il avait réussi à séduire quelques riches matrones qui en avaient lancé la mode dans les cercles snobs. Puisque personne n’y lit quoi que ce soit, peu importe que les auteurs à la mode soient ennuyeux, pourvu que l’on en change à chaque saison.
Devant la gare de Zurich, face à la perspective de la prestigieuse Bahnhofstrasse, la Peugeot attendait avec le fidèle Arsène. Son patron avait vérifié si la marque était suffisamment représentée en Suisse pour que sa précieuse automobile pût s’y risquer et être dépannée en cas de besoin. Par ailleurs, la voiture pourrait servir d’instrument pour entrer en contact avec Marie Curie.
À dix heures du soir, ils arriveraient à Scuol où deux chambres avaient été réservées. Par téléphone, car une pension de famille suisse, perdue dans la campagne, disposait tout de même d’un téléphone, même si la demoiselle qui assurait la liaison parlait un allemand hésitant et chuintant. Ils firent le trajet vers Scuol dans le jour tombant. Le paysage était féerique : de grands lacs enserrés par des montagnes abruptes, des villages de conte de fées, des forêts vierges, des vaches et des paysannes plantureuses, ces dernières en costume régional.
Durant le trajet, comme la route était déserte, Arsène eut le temps de mettre Raoul au courant de tout ce qui ne s’était pas passé à Paris, par exemple le remplacement du ministère Clemenceau par le ministère Briand, qui était réglé depuis longtemps. Quant à l’affaire Curie, elle n’avait pas avancé d’un pouce. Pierre Leclair n’avait pas reparu, comme on pouvait s’y attendre. Des scellés étaient placés sur son appartement en attendant qu’un éventuel héritier se fasse connaître. Sinon les hardes seraient vendues pour payer les arriérés de loyer.
Au
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