La mort de Pierre Curie
closes.
— Elle s’imagine donc que ce qui est concevable pour un homme l’est également pour une femme !
— C’est cela, monsieur le président. Exactement cela.
— Où allons-nous ?
Fallières jeta comiquement les bras au ciel, autant que le permettait sa corpulence. À la fois il se moquait de ceux qui seraient scandalisés en simulant leur trouble et il était embarrassé par une situation qu’il devrait gérer vaille que vaille. Gardien des traditions et des préjugés, il ne pouvait s’en départir comme il l’eût souhaité en réalité. De même, il était farouchement opposé à la peine de mort et, cependant, en tant que président de la République, il devait refuser la grâce des condamnés à mort qui méritaient l’exécution selon les souhaits de l’opinion publique. Il n’était qu’un rouage de la France bourgeoise même s’il était personnellement acquis aux idées des Lumières.
C’est cela la République, pensa Raoul, l’art du compromis, la pratique de la compromission, même sur l’essentiel. Surtout sur l’essentiel. La libération de la femme formait un thème de discours qui ne se concrétiserait que plus tard, beaucoup plus tard. Puisque Marie anticipait outrageusement, la France allait le lui faire payer au comptant.
— Cette liaison est pour l’instant le seul élément certain du dossier, reprit Raoul sur le ton le plus neutre possible, mais elle ouvre des perspectives sur la confiance que l’on peut faire à Mme Curie. Durant ces vacances, je l’ai découverte en un endroit bien caché et dans une compagnie qui ne laisse pas d’inquiéter. Contrairement à ce qu’elle a dit à son entourage, elle ne passe pas ses vacances en Pologne. Elle n’a fait qu’une brève visite à sa sœur Bronia, pour laquelle elle a subventionné un sanatorium dans les Carpates, avec le montant de son prix Nobel de 1903. Je vous rappelle que sa mère et sa sœur aînée sont mortes de la tuberculose. Et puis elle a continué son voyage jusqu’en Suisse, dans les Grisons, à Scuol. Je l’y ai découverte dans une sorte de pension de famille en compagnie d’Albert Einstein.
— Ah oui ! Ce savant fou.
— Si je puis me permettre de différer d’opinion, monsieur le président, Einstein a la réputation d’être incompréhensible, mais il a réellement inventé une nouvelle conception de la physique.
— Cela me fait une belle jambe, puisque je ne connais même pas l’ancienne.
— Je veux simplement dire qu’il faut le prendre au sérieux. Ce qui était incompréhensible dans la découverte des Curie, c’est-à-dire la production perpétuelle de chaleur à partir d’une matière, le radium qui ne se consume pas, devient explicable, si on admet, avec Einstein, que la matière peut se transformer en énergie dans des proportions considérables. Je veux dire qu’un tout petit peu de matière crée, en disparaissant, une énorme quantité d’énergie.
— Mon jeunami, vous m’avez déjà entretenu de cette baliverne. À vous en croire, à croire votre Einstein, avec ma corpulence, si je me transformais en énergie je fournirais de l’électricité, du chauffage et de la benzine à toute la France. C’est très amusant, mais cela ne concerne pas la République. Ce sont des songes creux d’un savant qui est germanique, si j’en crois son nom.
— Oui. Il est né en Allemagne. Il s’est fait naturaliser Suisse. Il a été fonctionnaire à Berne, il est professeur à Zurich et vient d’être nommé à Prague.
— Donc, il devient autrichien.
— Oui. Et susceptible, en principe, de transmettre des informations à Vienne ou à Berlin. Il pourrait travailler pour l’alliance des Empires centraux. N’oublions pas qu’il est fonctionnaire. Il possède des connaissances que personne d’autre ne peut découvrir. La radioactivité pourrait devenir la base scientifique d’une arme formidable. Or, lors de la réception du 14 Juillet, j’ai appris par une source sûre, proche de l’ambassade d’Allemagne, que leurs services de renseignements en France sont surtout intéressés par deux sujets : la radioactivité et la piézoélectricité…
— Qu’est-ce encore que cette autre bête piézotruc dans votre jardin zoologique ?
— La piézoélectricité est une autre découverte de Pierre Curie. Elle correspond à un phénomène étrange : si on exerce une pression sur certains corps, par exemple un simple cristal de quartz, il apparaît des
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