La mort de Pierre Curie
allez me dire qu’elle n’était pas à son laboratoire parce qu’elle avait une rencontre secrète avec un attaché de l’ambassade d’Allemagne !
— Non, monsieur le président, c’est pire ! Elle était à Fontenay-aux-Roses, c’est-à-dire avec Paul Langevin.
Fallières se leva d’un seul bond comme si quelque serpent rampant sous son bureau l’avait mordu. Jamais Raoul ne l’avait vu dans un tel état d’agitation. Il écrasa sans pitié son cigare à moitié consumé dans le somptueux cendrier, assorti au briquet et à la cave à cigares, sans doute un cadeau personnel de sa famille à l’occasion d’un anniversaire. Raoul se fit cette réflexion incongrue parce qu’il était bouleversé par les paroles qu’il avait été obligé de prononcer.
Le pire avait été dit. Il avait fait son devoir, qui avait été, comme toujours, amer.
Fallières avait ouvert la fenêtre en grand et le froid pénétrait le bureau, une bouffée glaciale qui évoquait le jour des Morts, si proche dans le calendrier. Ce n’était pas le froid du tombeau, ni la froidure qui se mesure au thermomètre. C’était la glaciation de tout sentiment, la séquestration de toute amitié, le meurtre d’une amitié. Les feuilles brunes se détachaient des arbres et couvraient les allées de gravier.
— Thibaut, faites-moi le plaisir de rester à déjeuner. Votre présence freinera le verbiage de Mme Fallières que je ne pourrais supporter après ce que vous venez de me dire. Faites-moi ce plaisir ! Ah ! Pourquoi ai-je choisi ce métier !
Raoul acquiesça d’un simple signe de tête, car il n’avait vraiment pas envie de parler. Les deux hommes se levèrent. L’huissier de faction derrière la porte ouvrit celle-ci, lorsqu’il décela au craquement du plancher que l’entretien était terminé.
Au moment où Raoul franchit la porte, il lui tendit sur un plateau d’argent un pneumatique. Fallières invita par un geste Raoul à en prendre connaissance.
— Monsieur le président, il serait sans doute opportun que vous me dispensiez de votre invitation, qui m’honore mais que je ne puis accepter. J’ai une urgence : Pierre Leclair est réapparu, il est venu se réfugier dans mon appartement, il prétend que sa vie est menacée.
En quelques mois, l’apparence physique de Pierre Leclair avait changé. En juillet, Raoul avait rencontré un petit employé minable, mais propre sur sa personne, rusant avec sa pauvreté pour paraître convenable. Aujourd’hui, il n’était plus qu’un chemineau mal rasé, sale, aux vêtements troués, aux yeux égarés, à l’haleine puante. Raoul le prit de très haut :
— Eh bien, monsieur Leclair, je suis très heureux de vous revoir, mais néanmoins intrigué. Vous me devez des explications. Que s’est-il passé depuis notre dernier entretien que vous avez interrompu de manière pour le moins cavalière, vous en conviendrez ?
Arsène Champigny, de faction discrète à la porte, hocha sentencieusement la tête et murmura entre ses dents :
— Mieux vaut se fier à un loup qu’à un fou à lier.
Pierre Leclair mit un temps infini pour dire :
— J’ai peur. Il faut me croire. En juillet, je me suis enfui. J’ai appris que je suis mort, que l’on a retrouvé mon cadavre dans la Seine. On peut me tuer sans que personne le sache. Il faut me protéger.
— Monsieur Leclair, si on vous menace, c’est parce que vous savez quelque chose qui menace quelqu’un d’autre, celui ou ceux qui voudraient se débarrasser de vous. Le plus simple serait de me dire ce qu’il en est. Une fois que le secret sera éventé, il n’y aura plus de raison de se débarrasser de la seule personne qui le connaît. Alors commençons par le commencement. Pourquoi suiviez-vous Pierre Curie le 19 avril 1906 au moment où il fut tué ?
— C’était ma mission.
— J’entends bien, mais qui vous l’avait confiée, cette mission, et pourquoi ?
— Personne. C’était ma mission à moi. Si le professeur Curie continuait ses travaux, la Terre allait mourir.
— Pourquoi ?
— Le magnétisme, monsieur ! Le magnétisme terrestre ! Ce qui oriente les boussoles. La radioactivité détruit le magnétisme et tue la Terre.
Pierre Leclair délaça ses chaussures. Ses chaussettes étaient abominablement trouées à plusieurs endroits. Par les trous sortaient des orteils noirs de crasse, dont les ongles avaient poussé comme des griffes de corne jaune. De ses chaussures,
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