La mort de Pierre Curie
grande joie, que ma femme avait commandé du foie de veau avec des oignons frits pour notre déjeuner traditionnel du mercredi avec Aristide Briand. Je m’en suis mis jusque-là ! Aristide aussi. C’est une excellente fourchette, mais il se tient vraiment mal à table. À Mézin, j’invite souvent des métayers qui, eux, savent se tenir à table quand ils sont invités par leur propriétaire. Évidemment, je ne suis pas le propriétaire d’Aristide. Il le sait, il le montre, il m’agace. Il ne fera plus long feu.
En évoquant le foie, Fallières poussa l’enthousiasme rétrospectif jusqu’à lever la main droite au-dessus de sa tête chenue. Manifestement, il commençait à avoir faim et à saliver sur le menu du déjeuner à venir. Raoul sentit qu’il serait invité s’il se comportait comme un conseiller zélé, admiratif et conciliant. Il fallait cependant gâcher ce bel appétit par une nouvelle inquiétante.
— Je crains que ce ne soit pas une coïncidence, monsieur le président, compte tenu de ce qui s’est passé ensuite. Dès que j’ai interrogé Pierre Leclair et qu’il s’est senti percé à jour, il a disparu de la circulation. Il travaillait sans doute pour une organisation assez puissante pour que cette disparition soit habilement maquillée en décès. Un cadavre a été repêché dans la Seine, à hauteur du Pont-Neuf, portant sur lui des cartes de visite au nom de Pierre Leclair. J’ai été reconnaître le corps à la morgue de l’Hôtel-Dieu, mais ce n’était pas celui de Pierre Leclair. Celui-ci court toujours. Il détient un secret qui permettrait d’éclairer le mystère de cette affaire. Cela signifie en tout cas qu’il y a un coin d’ombre.
— Il faut lancer un avis de recherche pour ce Pierre Leclair.
— Il faudrait, monsieur le président ! Mais s’il a quitté Paris, on ne le retrouvera jamais. La police est bien organisée dans la capitale, mais en province elle se résume pratiquement à la gendarmerie, sauf à Lyon et à Marseille. Si l’organisation qui emploie Pierre Leclair lui a trouvé un refuge à la campagne, il ne sera jamais découvert. Les gendarmes s’occupent de voleurs de poules, des granges mises à feu par un voisin malveillant, des meurtres crapuleux, mais pas de sécurité nationale. Et s’il a été transporté en dehors de nos frontières, a fortiori Pierre Leclair ne sera jamais retrouvé. Imaginez qu’il aurait travaillé pour l’Allemagne. Il coule peut-être des jours heureux dans un chalet de Bavière, il boit de la bière en mangeant des saucisses et en se tapant les cuisses. À moins qu’elles ne soient occupées par une Gretchen.
Les yeux de Fallières dévièrent légèrement de son interlocuteur. Il devait avoir suffisamment faim pour être alléché, même à la simple perspective de bière et de saucisses. Peut-être par la Gretchen. Mais il se reprit.
— Et l’autre anomalie dont vous avez évoqué la présence dans votre rapport de 1906 ?
— Marie Curie n’était pas à son laboratoire lorsque l’accident s’est produit. J’en puis témoigner moi-même, puisque j’ai fait partie de la délégation qui a annoncé la mauvaise nouvelle. Je l’ai vue entrer chez elle boulevard Kellermann à six heures du soir, comme si elle ne se doutait de rien.
— Ou comme si elle ne savait rien, soyez un peu indulgent, mon jeunami ! Comme vous y allez !
— Monsieur le président, en toute rigueur, il faut dire qu’elle a réagi comme si elle ne savait rien. Savait-elle ou non ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Mais, au pis – j’ai horreur de formuler cette hypothèse –, Marie Curie pourrait être une simulatrice redoutable, trompant son monde depuis le début, depuis son arrivée à Paris en 1891.
« Il existe une méthode en renseignement, peu utilisée mais promise à un bel avenir, celle de l’agent dormant, qui demeure invisible pendant très longtemps, des années s’il le faut. Il est infiltré au cœur même de l’organisation à espionner en utilisant la voie normale. Jusque dans notre état-major, il y a des agents dormants au moment où je vous parle. Des officiers au-dessus de tout soupçon, sans aucun contact avec l’ambassade d’Allemagne, des espions qui seront activés si jamais la France entre en guerre. Je répète que j’ai horreur de considérer cette hypothèse, mais je dois la formuler en toute rigueur. Marie Curie est peut-être un agent de l’étranger.
— Vous
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