La mort de Pierre Curie
registres, sur lesquelles les baptêmes des enfants Sklodowski auraient dû se trouver consignés, ont été supprimées précisément parce que ces baptêmes n’ont pas eu lieu. On peut détruire un document soit parce qu’il contient une information gênante, soit parce qu’il ne contient pas une information qui aurait dû y être.
Fallières regarda Raoul avec admiration, ouvrit une boîte laquée qui se trouvait sur son bureau et la tendit à son interlocuteur. Raoul sélectionna poliment un cigare, attendit que Fallières eut circoncis le respectable havane qu’il avait choisi, prit un briquet assorti à la boîte et alluma respectueusement le cigare du président avant le sien. Ils fumèrent en silence pendant un instant. Pour Raoul, cela évoquait irrésistiblement ce calumet de la paix que les Indiens fument pour sceller une réconciliation, ainsi que le rapportent les récits de voyages. Fallières et lui s’entendaient de nouveau à merveille, c’est-à-dire à demi-mot.
— Un pineau, Thibaut ?
— Avec plaisir, monsieur le président.
Fallières poussa un timbre électrique qui devait constituer l’avant-garde des concessions qu’il acceptait de faire aux découvertes modernes. Un huissier surgit de derrière une porte, apporta une carafe et deux verres de cristal sur un superbe plateau d’argent, dont Raoul reconnut la provenance avec un pincement de jalousie, une authentique pièce de Federico Mellerio (1) que Marie de Médicis avait fait venir d’Italie pour rehausser les lamentables services de la cour de France. L’huissier servit les deux hommes, sans qu’un seul mot soit échangé. C’était un rite avant le déjeuner. Fallières avait coutume de profiter de la présence d’un visiteur pour prendre l’apéritif. Bien que l’on fut en novembre et qu’il fît très frais, l’huissier entrouvrit une fenêtre avant de sortir. Fallières, comme tous les ruraux, était habitué au froid et au grand air.
— Je résume à mon tour, jeuneume, pour vérifier si j’ai bien compris. Deux Juifs étrangers, au courant des développements les plus avancés de la science, se rencontrent secrètement dans un pays neutre pour y discuter pendant plusieurs jours à l’abri de toute indiscrétion. Mme Curie, d’origine étrangère, a été la femme du professeur Pierre Curie et est devenue la maîtresse d’un élève de celui-ci après la mort de son mari. Elle détient de la sorte des secrets dans les deux secteurs clés de la recherche militaire. Elle a tout le loisir de les transmettre, même oralement, à un personnage qui est tantôt allemand, tantôt suisse, tantôt autrichien. Les conversations se tenaient naturellement en allemand, je suppose ?
— Tout à fait. Exclusivement en allemand. Albert Einstein m’a adressé quelques formules de politesse en français, mais il est passé à l’allemand dès qu’il a su que j’entendais cette langue.
— Et de quoi causaient-ils ?
— De physique exclusivement. J’avais grand-peine à comprendre les phrases que je saisissais. J’ai aussi subi une interminable leçon de relativité, de la part du grand Einstein.
— Il est marié, cet Einstein ?
— Oui, avec une dame slovène, une certaine Mileva. Mais le ménage ne va pas très fort. Le deuxième jour de ma présence à Scuol, il y a eu une dispute. Elle est partie en emmenant son bébé et en laissant son fils aîné avec son père.
— Et ce savant Einstein est sans doute un grand coureur de femmes ?
— Oui. C’est sa réputation.
— Et vous allez m’apprendre qu’il est également l’amant de Marie Curie, que celle-ci séduit à la chaîne tous les savants du monde ?
— Non. Je ne crois pas. Cela ne lui ressemble pas.
— Les avez-vous observés, disons… soigneusement ?
— Ce n’est pas mon genre, monsieur le président. Non, je ne me suis pas posté dans le corridor de l’hôtel pour découvrir ce qui se passait pendant la nuit. Mais j’étais accompagné par un policier, Arsène Champigny, qui me sert également de chauffeur. C’est son métier et c’est son genre. Il a fait ce que je n’ai pas fait. Il n’a rien découvert.
— Cela ne veut rien dire, jeuneume, si nous avons affaire à des agents de renseignements professionnels. Ils évitent de mélanger travail et plaisir.
— C’est bien pour cela que je ne m’occupe pas des affaires d’alcôve. Les véritables relations amoureuses sont le fait de gens qui sont restés
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