La mort de Pierre Curie
d’être pressée.
La salle à manger est meublée de deux buffets, l’un surmonté d’une vitrine, l’autre d’une étagère faisant office de présentoir, plus une table et six chaises. L’ensemble a été conçu pour une commande de Raoul par Eugène Gaillard. Les veines noueuses et torturées des panneaux de frêne clair s’harmonisent parfaitement avec les montants et les traverses en courbes, contre-courbes et volutes délicatement ciselées dans de l’acajou du Honduras. Quelques discrets éléments décoratifs en bronze doré rehaussent l’ensemble dans une parfaite harmonie de style et de proportions.
Au-dessus d’élégants lambris en noyer joliment travaillé, Raoul a fait tendre dans toute la pièce un tissu chamarré, largement inspiré de l’art floral et japonisant de l’époque et dessiné par Georges de Feure. Dans un coin de la pièce, il a disposé une petite table à thé entourée de quatre chaises par Guimard, d’un style Art nouveau, moins exubérant, mais tout aussi élégant.
Surmontant la cheminée, un important tableau de James Ensor acquis en 1896, le premier tableau acheté par Raoul qui venait d’atteindre sa majorité. Il l’avait remarqué lors d’une exposition de ce peintre ostendais, qui passait totalement inaperçu à Paris. La fierté de Raoul est d’avoir découvert ce curieux tableau d’un peintre inconnu à l’époque, dont les milieux spécialisés commençaient tout juste à vanter la singularité de l’œuvre, tant il était difficile de le situer dans un mouvement pictural bien précis. Si d’aucuns voulaient le classer parmi les symbolistes, d’autres préféraient parler de réalisme affranchi, mais il était incontestable que l’impressionnisme avait une très grande influence sur Ensor. Un critique d’art berlinois très prestigieux avait même osé le mot « expressionniste ».
Félicie arriva enfin avec un soufflé au fromage. Raoul s’assit à table et oublia, au fond d’un verre de château-margaux, ses tracas ordinaires pour rêver au destin de sa cousine. Elle remplissait la définition qu’avait donnée Napoléon : « Une belle femme n’a besoin que de six mois à Paris pour connaître ce qui lui est dû et quel est son empire. » Raoul venait de passer la matinée avec le président de la République, consterné de ce qui advenait. En trois minutes au téléphone, la plus belle femme de Paris venait de dénouer cette péripétie. Mais d’autres, bien plus redoutables, attendaient Raoul. Sa digestion en fut troublée.
VIII
Le président, de l’Académie des sciences, Armand Gautier, ouvrit la séance de l’après-midi du 23 janvier 1911 par une parole historique. Comme la foule se pressait aux portes après que les académiciens furent entrés, il décida de faire preuve d’ouverture d’esprit en ordonnant aux huissiers :
— Laissez entrer tout le monde, les femmes exceptées, naturellement.
Raoul maîtrisa à grand-peine une grimace. Cela s’annonçait mal. Il occupait le siège réservé au président de la République, qu’il représentait à l’Académie des sciences. Ce siège Louis XV, couvert de dorures et de brocart, demeurait presque toujours vide, tant les séances habituelles présentaient peu d’intérêt, même pour quelqu’un comme lui qui était capable de comprendre la teneur des communications. En effet, n’étaient exposées à ces séances que des découvertes mineures. Les discussions auxquelles elles donnaient lieu s’enlisaient dans des querelles d’école entre gloires du passé, médiocres d’origine et cyniques blasés. Ainsi les académies créées par Richelieu remplissaient-elles le rôle, qu’il leur avait assigné, d’engourdissement du monde intellectuel et d’asservissement de ce dernier au pouvoir de l’État. Le pouvoir captait le savoir pour en obtenir la caution et finissait par l’étouffer.
Raoul n’était pas là pour écouter les académiciens, qui ronronnèrent pendant une bonne heure, mais pour enregistrer le résultat de l’élection au siège vacant, à laquelle s’étaient portés candidats Marie Curie et Édouard Branly. L’un et l’autre n’y avaient consenti que sous la pression de leur entourage. De son côté, selon les directives du président Fallières, Raoul avait insisté auprès de Marie. Si elle décidait de rester à Paris et de recueillir l’héritage de Pierre, si elle choisissait de faire face devant la montée des calomnies, il
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