La mort de Pierre Curie
candides.
Raoul faillit soupirer ouvertement sur lui-même. Fallières le regarda à la dérobée. Comme il ignorait tout de Florence de Luces, la vie sentimentale de Raoul constituait pour lui une énigme qui parfois l’inquiétait. Il préférait travailler avec des gens qui n’étaient pas compliqués de ce côté-là, soit des pères de famille rangés, soit des jeunes gens cultivant le plaisir avec une maîtresse en titre en attendant l’amour avec une épouse respectable. Le célibat austère de Raoul l'alarmait. Un homme normal doit s’épancher couramment, selon le mécanisme prévu par la nature, cette mère si sage d’après l’opinion de Jean-Jacques Rousseau, dont Fallières lisait un passage des Confessions tous les soirs au moment de s’endormir. Mme Fallières ronchonnait après quelques instants et il éteignait sa lampe de chevet. Puis il rêvait qu’il était Jean-Jacques et qu’il changeait le monde en suivant son inspiration.
— Venons-en, mon cher Thibaut, à l’essentiel de la mission que je vous ai confiée. Le dernier entrefilet de L’Action française dévoile ce que sera leur prochaine attaque : lorsqu’ils divulgueront la liaison, authentique ou prétendue, peu importe en fin de compte, entre Mme Curie et le professeur Langevin, ils reviendront sur leur accusation d’un meurtre de Pierre Curie. Ou bien nous ferons la sourde oreille et on nous accusera de dissimuler la vérité ; ou bien nous prendrons cette accusation au sérieux et nous rouvrirons le dossier de l’accident de 1906, en accréditant du même coup les pires soupçons. Il faudrait donc être sûr qu’il s’agit bien d’un accident, que personne n’a pu commettre un meurtre et que personne n’y avait avantage. Ou, en sens inverse, découvrir que ce fut autre chose qu’un accident et s’arranger pour que cette découverte reste confidentielle, inaccessible aux journalistes et donc au public. C’est-à-dire saisir tous les documents, identifier tous les témoins, détruire les indices compromettants. Qu’est-ce que vous en pensez ? Qu’est-ce que vous avez découvert ?
Raoul attendait ces questions, il savait qu’il ne pouvait rien dissimuler à Fallières, il n’en avait d’ailleurs pas envie, mais il redoutait de déclencher le cataclysme en rapportant le peu qu’il avait appris. Son expérience de la politique républicaine lui avait enseigné que les opérations les plus amples y sont déclenchées par des causes infimes. Un mot de trop pouvait causer la ruine d’une nation tout entière.
— À dire le vrai, monsieur le président, je n’en sais toujours rien.
— Vous voulez dire qu’un meurtre ne peut être exclu ?
— C’est bien cela. J’ai découvert un fait troublant. Ou même deux. En relisant le rapport que je vous ai transmis en 1906, je me suis rendu compte que deux anomalies sont déjà pointées, noir sur blanc, mais que personne, à commencer par moi, ne les a relevées.
« La première est la plus singulière : celui qui a reconnu le corps de Pierre Curie au commissariat, prétendument après avoir été prévenu par téléphone au laboratoire des Curie, n’a pas été André Lebirne, le chef de travaux, c’est-à-dire la personne de rang le plus élevé, mais un modeste préparateur, le degré zéro de l’employé de la Sorbonne, juste au-dessus du balayeur, un certain Pierre Leclair. Il est invraisemblable que le chef de travaux ait délégué cette tâche à un employé aussi modeste et qu’il ne s’y soit pas précipité lui-même. En fait, le laboratoire n’a pas été prévenu par le commissariat, Pierre Leclair était présent sur les lieux de l’accident, mais il ne s’est pas présenté comme témoin à la police. Selon toute probabilité, il suivait Pierre Curie. Pour quelles raisons ? Mystère. Selon André Lebirne, parce qu’il faisait des courses pour le laboratoire. Mais cela explique-t-il qu’il se trouvait juste au bon endroit au bon moment ? Ou, si on veut, au mauvais moment au mauvais endroit ? Je ne le crois pas. Une fois de plus, cela fait trop de coïncidences.
— Thibaut, mon cher, vous n’admettrez donc jamais qu’il puisse y avoir des coïncidences dans la vie. Ainsi hier, moi-même, j’avais grande envie d’une tranche de foie de veau sur le coup de midi, comme ça, d’un coup, sans rime ni raison, sans en avoir parlé à mon épouse. Je pénètre dans la salle à manger et je découvre, à ma stupéfaction, à ma
Weitere Kostenlose Bücher