La mort de Pierre Curie
fallait qu’elle lui succède à l’Académie, où il avait finalement été élu en 1905, après avoir été refusé une première fois en 1902.
En revanche, Marie refusa la proposition de l’Élysée d’être promue officier de la Légion d’honneur, à l’instar de Pierre qui l’avait déclinée en 1902, pour protester contre le manque de moyens attribués à son laboratoire. Face à cette réaction stupéfiante, le doyen lui avait attribué deux pièces à la faculté des sciences de la rue Cuvier. En 1910, malgré son refus de la Légion d’honneur, Marie demeura réduite à ces deux pièces.
Comme Raoul avait agi sur l’ordre du président Fallières, il n’était pas sans éprouver certains remords. Marie avait refusé la dignité de la Légion d’honneur qui pouvait lui être conférée de façon assurée, tandis qu’elle courait le danger d’être refusée à l’Académie. Si elle l’était, cela mettrait en plein jour l’hostilité de l’Université à son égard et déclencherait une crise. La situation, stagnante depuis plusieurs mois, se mettrait à évoluer. Cette séance de l’Académie constituait l’équivalent d’une décharge électrique sur la bonne société parisienne, engoncée dans sa béatitude, son égoïsme et sa stupidité. L’enjeu était donc de taille.
Les deux candidats avaient dû se plier à un rite humiliant, consistant à rendre visite à chacun des cinquante-neuf académiciens vivants pour solliciter leur voix. Or les jeux étaient faits d’emblée : d’une part, les libéraux, les féministes et les anticléricaux ; de l’autre les nationalistes, les catholiques et les antisémites. Marie Curie avait le triple tort d’être femme, peut-être juive et incurablement étrangère ; selon certains, elle était même à la fois russe, allemande et polonaise ; selon d’autres, comme elle était juive, elle ne possédait aucune nationalité mais était détentrice de faux passeports ; en tout cas, elle n’était française que par fraude et il fallait commencer par la déchoir de cette dignité.
De son côté, Édouard Branly, en inventant un des composants de la radio, permettait à l’Empire français d’être administré depuis Paris en quelques secondes et à la marine nationale d’être mise en alerte sur-le-champ. Pour la France, la radio était tout de même plus utile que la radioactivité… La presse parisienne s’en donna à cœur joie en recensant, comme arguments décisifs, tout ce qu’il y avait de plus insignifiant dans les deux dossiers.
Enfin, les communications insipides furent liquidées dans l’indifférence générale et le moment du vote sonna à quatre heures. Aussitôt les discussions à voix haute engendrèrent un tapage considérable, que le président Gautier essaya en vain de maîtriser en agitant sa sonnette et en produisant un bruit supplémentaire. On se serait cru à l’hippodrome de Longchamp à l’approche du dernier tour où se confrontent deux chevaux favoris. Raoul se sentit de plus en plus mal à l’aise. On allait prendre une décision qui ne devrait rien à la science et tout à la politique dans ce qu’elle a de plus dérisoire. Les huissiers, munis de boîtes à scrutin, firent le tour des académiciens.
À ce moment, Raoul remarqua qu’Élisabeth Greffulhe avait non seulement réussi à se glisser dans l’assemblée, mais aussi à obtenir un siège. Il lui fit un petit signe de loin et haussa les sourcils pour manifester son étonnement, car Élisabeth était bien la seule femme de toute l’assemblée. Elle répliqua de loin en faisant un seul geste : elle éleva sa main droite gantée de blanc et frotta l’index contre le pouce. Raoul comprit qu’elle avait acheté le droit d’entrer et il se promit de demander à quel prix se vendait un huissier de l’Académie. Cela pouvait toujours servir. De toute façon, le président Armand Gautier, trop occupé à surveiller le décompte des bulletins, n’avait pas remarqué la présence incongrue d’une femme dans cette assemblée chargée de décider si une femme était capable de devenir académicienne.
Dépassé par la fièvre de cette réunion, Gautier s’embrouilla plusieurs fois dans le décompte des bulletins tant ses mains tremblaient. Raoul qui était à proximité saisit la substance des chuchotis entre le président et ses assesseurs. Ils se trompaient dans leurs additions au point qu’ils comptaient plus de voix exprimées que de
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