La mort de Pierre Curie
bulletins remis. Le résultat du premier scrutin fut enfin proclamé : aucun candidat n’avait la majorité absolue requise au premier tour. Marie bénéficiait de vingt-huit voix, Branly de vingt-neuf et Brillouin, jeune physicien d’avenir, d’une voix. Tout le monde se perdit en conjectures pour savoir quel gâteux avait réussi à donner sa voix à quelqu’un qui n’était même pas candidat. Pour ne rien perdre de cette agitation mondaine, un photographe enflamma une ampoule de magnésium, qui aveugla tout le monde et qui répandit un nuage de fumée dans la salle. La foule se mit à tousser, sans cesser pourtant de parler de plus en plus fort.
Sous le couvert opportun de ce brouillard artificiel, d’ultimes manœuvres furent entreprises à l’égard des académiciens les plus âgés, à peine capables de comprendre ce qui se passait, où ils se trouvaient et ce qui allait se décider. Chaque parti épiait l’autre pour le prendre en flagrant délit de manipulation. Les protestations indignées fusaient de part et d’autre. Des académiciens, encore capables de tenir sur leurs jambes, se précipitaient vers le président pour lui demander d’annuler le vote. Parmi les plus âgés, certains s’étaient endormis malgré le brouhaha et d’aucuns ronflaient. D’un index expert, un autre ramonait sa narine auguste. Deux ou trois se précipitèrent vers les toilettes.
Au milieu de cette pagaille, s’efforçant de garder son sérieux, partagé entre une envie de faire un scandale et celle de quitter la salle, Raoul était au supplice. Assis dans son fauteuil doré, il représentait le président de la République, qui était lui-même l’incarnation de l’État. Celui-ci prétendait régenter les sciences, les arts et les lettres par l’intermédiaire d’académies, qui étaient devenues le refuge de tout ce que ces disciplines comportaient de savants, artistes et écrivains médiocres. Ces assemblées se reproduisaient par cooptation depuis trois siècles, dans un majestueux processus de dégradation, comme ces grands fleuves dont l’estuaire s’ensable lentement. Il suffisait qu’un génie incontestable apparaisse à l’horizon pour qu’il soit exclu des cénacles.
Dans le cadre douteux de la science soi-disant française, Raoul assistait à une querelle entre sciences françaises de droite et de gauche alors que, par définition, la science était une, n’avait aucune nationalité et encore moins de couleur politique. Sous ses yeux se commettait la mise à mort de la science authentique, qui préluderait à la décadence de la grandeur française. Un jour, la France perdrait son empire colonial et sa flotte, son armée mettrait bas les armes et tout le territoire national serait envahi. L’antique grandeur se diluait dans la petitesse d’une institution périmée. Cette belle époque préparait un vilain avenir.
Le deuxième tour fut décisif. Branly reçut trente voix et Marie vingt-huit. Elle était battue. Raoul se leva comme mû par un ressort. Précédé par un huissier, il sortit, sans saluer qui que ce soit. En passant près d’Élisabeth, il eut l’insolence de lui baiser la main. En échange, sa cousine lui souffla à l’oreille qu’elle devait le voir d’urgence rue d’Astorg, car il y avait du nouveau à Bois-Boudran.
Arsène l’attendait au volant de la Peugeot, au bord de la Seine. En un instant, il fut rue Cuvier et pénétra dans le bureau où travaillait Marie. Elle reçut la nouvelle sans émettre un seul commentaire, sans qu’un trait de son visage tressaille, et se replongea dans son travail de rédaction. Raoul l’assura des regrets du président Fallières. Elle n’ouvrit pas davantage la bouche et se contenta de hausser les épaules. Puis elle reprit son ouvrage.
Raoul passa dans la pièce qui servait de laboratoire et transmit la nouvelle. Un garçon prit le bouquet de fleurs posé sur une table et alla le jeter dans une poubelle. C’était comme l’enterrement de la science, de la vraie.
Sa cousine l’attendait dans son petit salon, en lisant un article de Marcel Proust qui venait de paraître dans Le Figaro. Celui-ci s’était lancé dans la rédaction d’un roman interminable, intitulé curieusement À la recherche du temps perdu, dont on entrevoyait des passages par faveur. Élisabeth Greffulhe avait appris, par une indiscrétion de Reynaldo Hahn, qu’elle y paraissait sous le nom d’Oriane de Guermantes. Comme elle trouvait ce
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