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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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cela varie d’un récit à l’autre. Il le suit ensuite, soit parce qu’il craint pour sa vie – le professeur pourrait avoir un malaise, être agressé ou commettre un suicide –, soit parce qu’il fait lui-même partie d’un complot où il sert de complice, de guetteur, voire d’acteur. Dans sa pauvre tête, cela devient ceci : au moment décisif où Pierre Curie s’apprête à traverser la rue Dauphine, un ange apparaît et pousse, de son épée flamboyante, le professeur sous le chariot.
    — Ce n’est pas possible. Il t’a raconté cela ?
    — Pour quelqu’un qui croit aux apparitions de la Vierge à des bergères et bergers, la vision d’un ange rue Dauphine appartient au quotidien. Il a même affirmé mordicus que l’ange en question s’appelle Michel.
    — Pourquoi ?
    — À cause de la proximité du boulevard Saint-Michel ! Crois-le ou non ! L’imaginaire qu’il faut appeler à l’existence, l’invraisemblable dont on veut conforter la crédibilité, est fondé par le nom qu’on lui attribue. Comme tout ce qui existe porte un nom, ce qui porte un nom finit par exister.
    — Je ne crois pas aux apparitions, mais aux visions. Lorsque Bernadette Soubirous voyait la Vierge, cela se passait dans sa tête parce que les autres témoins ne voyaient rien du tout. Donc Pierre Leclair a des visions. Mais que s’est-il réellement passé ?
    — Ah ça ! Je crains que nous ne l’apprenions jamais de sa bouche. Il est possédé par cette vision, afin de mieux se cacher à lui-même ce qu’il a commis ou ce qu’il a vu et dont il n’est pas tout à fait assuré que ce soit bien. Le souvenir des événements réels est occulté par un événement imaginaire bien commode. Par un de ses anges, Dieu lui-même a mis un terme à l’activité mauvaise d’un savant athée. Il n’y a plus rien d’autre à tirer de sa pauvre mémoire. Il faut chercher ailleurs. Quelle personne faisait partie d’un complot dont on peut raisonnablement estimer qu’il a bien existé ?
    — Il ne t’a rien dit d’autre ?
    — Ah si ! Mais cela n’a peut-être rien à voir. Lebirne et Langevin se sont disputés récemment plusieurs fois de façon anormalement bruyante, au point que l’on entendait tout de la pièce voisine où se trouvait Pierre Leclair. Ils se disputaient au sujet de Marie Curie. Ce n’était pas une querelle académique, mais une querelle d’hommes en compétition pour une femme.
    — Ce n’est ni nouveau ni dénué d’intérêt mais cela complique la situation. Quand une femme remplit la fonction d’un homme, pourquoi ne se comporte-t-elle pas comme un homme ?
    — Une femme est comme un songe, elle ne se comporte jamais comme un homme aimerait qu’elle le fasse !
    Élisabeth regarda son cousin dans les yeux, au point qu’il se sentit transpercé jusqu’au fond de l’âme. Il n’était même pas nécessaire de passer aux aveux au sujet de Florence, de Marie ou même d’Élisabeth. Celle-ci savait tout.
     
    Ainsi que le redoutait l’Élysée, la crise finit par éclater en novembre 1911. Marie avait failli être élue à l’Académie. Elle le serait la prochaine fois, ne serait-ce que par remords des académiciens ou par crainte du ridicule. Si cette femme énergique atteignait les sommets du petit monde du Quartier latin, elle appellerait à ses côtés des consœurs. La République phagocyterait l’Université, les femmes envahiraient le royaume des hommes. Ce petit résidu du royaume de France tomberait dans les mains de la laïcité, des francs-maçons, des radicaux-socialistes, des Juifs, de la finance internationale, de l’état-major impérial allemand.
    Pas un instant, les adversaires de Marie ne comprirent, ne parvinrent même à imaginer que celle-ci ne poserait plus jamais sa candidature à l’Académie. La bassesse de certaines âmes les empêche de concevoir qu’il existe un sentiment appelé fierté, que certains l’éprouvent réellement et qu’il gouverne leurs actions. Comme sa candidature n’avait pas permis à Marie d’étendre son territoire dans les locaux de la rue Cuvier, elle en tira la conclusion pratique qu’elle avait gaspillé son temps et qu’il fallait qu’elle ne le perde plus jamais.
    Cette indifférence de Marie aux honneurs étonna moins Raoul qu’elle ne l’inquiéta. Elle rejoignait son désintéressement absolu : les méthodes mises au point pour extraire le radium n’avaient pas été brevetées, elles étaient

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