La mort de Pierre Curie
tombées dans le domaine public, des industriels de tous les pays commençaient à construire des fortunes sur le savoir de deux savants beaucoup trop naïfs. Tellement ingénus qu’il devenait impossible de prévoir leurs réactions selon les coutumes de la société. De quelle religion étaient-ils les apôtres ? De quelle internationale faisaient-ils partie ? On parlait de plus en plus d’agitateurs socialistes, qui prétendaient que chacun avait le droit de satisfaire ses besoins, quels que soient son mérite ou sa naissance, et qu’il appartenait à l’État de redistribuer revenus et fortunes. Marie Curie était-elle adepte de ce mouvement ?
Une fois de plus, l’étranger versa de l’huile sur le feu. Tout d’abord l’industriel belge Ernest Solvay invita à Bruxelles, dans les locaux somptueux de l’hôtel Métropole , une vingtaine de physiciens représentant le gratin de la science mondiale, c’est-à-dire tous européens à une exception près : les Allemands Einstein, Sommerfeld et Max Planck, les Français Poincaré, Marie Curie, Langevin, Brillouin et Maurice de Broglie, le Hollandais Lorentz, le Néo-Zélandais Rutherford. Tous allaient léguer leur nom à l’histoire. Ce fut la première fois qu’un tel aréopage se réunit. La science la plus pure, la plus désintéressée était conviée par un financier richissime, en quête d’un supplément de gloire personnelle. Un moment historique, décisif dans le progrès du genre humain, était solennisé.
Les savants, qui vivaient pour la plupart très pauvrement, étaient soudain assis à la table des riches et des puissants. Ils erraient dans les corridors somptueux de l’hôtel en ouvrant de grands yeux, comme des âmes en peine qui se retrouveraient au paradis. Raoul, comme observateur de l’Élysée, logeait dans le même hôtel avec quelques journalistes. Il n’avait pas le droit d’assister aux séances qui furent souvent tumultueuses. Ernest Rutherford lui confia entre deux séances : « Mme Curie est difficile à manier. Elle présente à la fois l’avantage et l’inconvénient d’être une femme. » Prononcée avec un accent anglais, cette phrase fit rire Raoul, qui n’en avait pas eu souvent l’occasion ces derniers temps.
Durant les séances, Raoul patrouillait dans le quartier voisinant l’hôtel. Il se perdit en réflexions face à la fontaine ornant la place de Brouckère, devant l’hôtel. Comme il gelait sans discontinuer, il n’y avait point d’eau et les bassins étaient remplis de papiers gras. Vérification faite, il s’agissait des cornets de frites débités par une échoppe qui déshonorait la place. Soufflant sur leurs doigts menacés d’onglée, les Bruxellois consommaient le contenu de ces cornets sans se douter de ce qui se passait derrière la façade de leur plus bel hôtel.
Ensuite vint l’annonce, durant ce congrès, de l’attribution du prix Nobel de chimie 1911 à Marie. Ce fut l’amorce qui déclencha l’explosion. D’abord un article dans Le Journal , puis dans L’I ntransigeant , enfin dans le véritable acteur du scandale, L’Action française . Le titre du premier article donnait le ton d’une presse qui s’intéresserait moins à l’Histoire en train de se faire qu’à la vie privée de ses acteurs : « Une histoire d’amour. Mme Curie et le professeur Langevin. » Selon l’auteur, un certain Fernand Hauser, à la plume fleurie selon l’usage de l’époque : « Les feux du radium viennent d’allumer un incendie dans le cœur d’un des savants qui étudient leur action avec ténacité. La femme et les enfants de ce savant sont en larmes. ». L’article continuait en affirmant froidement que Marie Curie et Paul Langevin s’étaient enfuis à Bruxelles, sans laisser d’adresse, pour y cacher leurs coupables amours.
Le soir même, Raoul constata la présence de plusieurs sbires appartenant à des agences privées, qui rôdaient dans les couloirs de l’hôtel pour rassembler des preuves matérielles de l’adultère. On sombrait dans le vaudeville. La direction de l’hôtel, affolée, dut faire appel à des inspecteurs en civil de la Sûreté belge pour expulser les intrus, reconnaissables de loin à leurs vêtements râpés et à leurs mauvaises manières. Comme Raoul en avait identifié au moins trois, cela signifiait que plusieurs journaux parisiens étaient sur la piste.
Un journaliste du Temps assistait à la réunion. Il transmit l’article du
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