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La mort de Pierre Curie

La mort de Pierre Curie

Titel: La mort de Pierre Curie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Neirynck
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patronyme bien plus beau que le sien et l’auteur tout à fait estimable, elle ne négligeait aucune de ses productions.
    C’était son plus grand plaisir de lire dans la presse des fragments de sa vie supposée, car elle passait du rôle d’épouse négligée d’un homme richissime, adultère et violent, à celui d’héroïne respectée d’un chef-d’œuvre subtil de la littérature. À chaque rencontre avec Marcel Proust, elle affinait son personnage en agençant de petites comédies, qui intéressaient l’auteur au point qu’elle l’avait surpris à prendre des notes dans un carnet qui ne le quittait jamais. Elle avait déjà posé plusieurs fois pour des tableaux, elle prenait maintenant la pose pour un roman.
    — Il y a du nouveau, Raoul ! M. Leclair a récupéré une certaine santé physique et psychique. Il y a eu moyen de s’entretenir avec lui et d’obtenir des renseignements sur sa vie antérieure. Il est entré dans le laboratoire des Curie avec André Lebirne en 1902. D’une part, il fréquentait à l’époque des cercles de la droite catholique et, d’autre part, le travail auquel il collaborait suscitait naturellement des crises d’angoisse dans son esprit détraqué. Il s’en ouvrit aux dirigeants de ce groupe, ainsi qu’à son directeur de conscience, le curé de Saint-Louis-en-l’Île. Il reçut des deux côtés la mission de s’engager à fond pour observer l’activité suspecte des Curie. Même aujourd’hui, il n’est pas convaincu du bien-fondé de leurs recherches, qu’il a tendance à confondre avec de la sorcellerie noire. Il croit que la radioactivité détruira l’espèce humaine et que les Curie sont des suppôts du diable.
    — Ce qui est vrai, interrompit Raoul, c’est que les Curie n’ont pas toujours été très prudents. Ils ont participé à des séances de spiritisme chez une simulatrice appelée Eusapia Palladino. Ils ont aussi invité chez eux une artiste américaine, Loïe Fuller, de moralité plus que douteuse, qui avait commencé sa carrière dans les saloons du Far West pour y faire ce que l’on peut imaginer de pire. Elle avait débuté à Paris aux Folies-Bergère, et elle s’était ensuite mis en tête d’inventer un spectacle phosphorescent, prétendument à base de radium épandu sur ses rares vêtements. À la place qu’ils occupaient, les Curie auraient dû être beaucoup plus circonspects. Comme ces séances devaient faire l’objet de ragots au laboratoire, il n’est pas difficile d’imaginer ce que Pierre Leclair en a déduit.
    — C’est un brave homme qui a toujours vécu dans la pauvreté et la solitude. J’ai appris, ce que je n’imaginais même pas, qu’un garçon de laboratoire de la Sorbonne gagnait trois francs par jour, qu’il commençait aux aurores et qu’il partait à la nuit tombée. La solitude, parce qu’il n’est évidemment pas possible d’entretenir un ménage avec cette aumône. C’est ce que je paie mes domestiques qui sont logés, blanchis et nourris en sus. Pas étonnant qu’il se soit réfugié dans la religion. Le seul luxe de sa vie est d’avoir fait un pèlerinage à Lourdes et un autre à La Salette. Pour gagner le petit peu d’argent nécessaire, il s’était imposé de faire la plonge le soir dans un bistrot de son quartier.
    Raoul ne fit aucun commentaire et se contenta de faire une moue qui exprimait l’horreur de cette condition et la conviction qu’elle était méritée, sinon de droit, du moins par la naissance. Élisabeth guettait cette moue qu’elle déchiffra comme étant conforme à ses propres sentiments. Tous les deux avaient l’esprit ouvert et le cœur généreux, mais pas au point de renier les privilèges dont ils bénéficiaient avec délices : il convenait donc d’exprimer une réprobation de principe, atténuée par un sain réalisme, car les choses ne peuvent jamais être que ce qu’elles sont pour tous ceux qui en jouissent. Elle reprit :
    — Dès lors, on en arrive à expliquer ce qui s’est passé le 19 avril 1906. Chaque fois qu’il apprend que Pierre Curie se déplace en dehors du laboratoire, Leclair le surveille. Soit en prétextant une course chez un fournisseur, soit avec la complicité d’André Lebirne, dont le rôle dans tout cela n’est pas encore éclairci : il semble que Lebirne ait chargé Leclair de se rendre à l’Hôtel des Sociétés savantes pour remettre une lettre arrivée au laboratoire. Mais ce dernier point est très obscur :

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