La mort de Pierre Curie
elle-même mais il aide à la déchiffrer de façon rationnelle : il met noir sur blanc quelques idées qui, sinon, resteraient vagues.
— Les hommes ne sont pas des théorèmes, mon cher Thibaut, heureusement, dirais-je. Vous estimez que votre système pourrait être appliqué à la politique, à l’art, à l’amour, à la cuisine, aux vins ?
— Moins qu’à la police, c’est certain, car le facteur humain devient prépondérant. Il faudrait alors inventer une logique floue.
— Bien ! Oublions vos funestes mathématiques qui ont le désagrément de me rappeler que je lus un cancre dans cette matière. Quelles sont vos conclusions ?
— L’hypothèse la plus probable est aussi la plus gênante : Pierre Curie a été assassiné, sans doute à l’instigation de la police manipulée par la droite. C’est un meurtre politique qui compromet l’organe même de la République destiné à assurer l’ordre. Voilà la pire des solutions, mais aussi la plus plausible.
— Et les autres ?
— Le scénario de Marie Sklodowska, agent de l’étranger implanté à la Sorbonne pour espionner au bénéfice d’une puissance étrangère, est peu crédible. Depuis vingt ans, il faudrait qu’elle joue une comédie ou une tragédie sans commettre une seule erreur. La correspondance saisie à Sceaux ne contient pas un seul indice en ce sens. D’ailleurs, comment pouvait-elle s’espionner elle-même ? Si une puissance étrangère était intéressée par ses travaux, le plus simple consistait à engager Marie dans un laboratoire de ce pays.
« Son comportement parfois étrange s’explique par un dévouement absolu à la science, par une foi littéralement religieuse dans le progrès de l’humanité, par l’obsession du travail bien fait, par un désintéressement presque inepte. Elle n’a guère de raisons de porter la Russie ou l’Allemagne dans son cœur et de trahir la France. Malgré les avanies qu’elle subit, elle résiste aux offres de postes de professeur en Pologne, en Suisse, en Angleterre dont j’ai trouvé les traces dans sa correspondance. Elle reste en France parce que ses filles sont françaises par leur père. Elle aime la France même si la France ne l’aime pas !
— Et quoi d’autre ?
— Reste le crime ou le suicide passionnel. Ce n’est pas une piste dénuée de traces révélatrices. Il y en a même beaucoup.
« Tout d’abord avec Langevin. La location de la garçonnière de la rue du Banquier n’est que l’aboutissement ultime d’un processus qui débute en 1903, le soir de la soutenance de thèse de Marie Curie. Pierre a tendance à négliger la signification de cette consécration d’un travail acharné durant près de quinze ans. Il est peut-être aussi jaloux, parce que la découverte de la radioactivité doit finalement plus à l’entêtement de Marie qu’à sa propre habileté d’expérimentateur. Bref, il ne fête pas l’événement, tandis que Paul Langevin se substitue à lui. Le lendemain de cette soirée, Marie envoie un mot de remerciement à Paul, que celui-ci a conservé soigneusement jusqu’à ce jour. C’est un message bref, poli, tirant sur l’affectueux, toujours dans le style du vouvoiement qui est la règle dans le milieu universitaire. Entre 1903 et 1906, le rythme de la correspondance s’accélère. Langevin se plaint des mauvaises manières de son épouse, ce qui est une façon classique de faire la cour à une autre femme. Marie le bombarde de conseils judicieux sur un ton assez professoral. Elle ne parle pas d’elle-même, mais de Pierre, de sa santé déclinante, de son scepticisme à l’égard de la radioactivité. De façon indirecte, elle laisse entendre qu’à partir de la naissance d’Ève, en 1904, Pierre est devenu impuissant, sans doute par l’effet des radiations. Elle presse Paul de cesser d’avoir des relations avec sa femme, sans y parvenir, car les naissances se succèdent et démentent les assurances de Paul.
« En mars 1906, il y a une première bavure. Une lettre de Paul Langevin à Marie tombe sous les yeux de Pierre, qui croit qu’elle traite d’un sujet scientifique : il la lit par mégarde. Marie constate que cette correspondance, pourtant innocente, amicale mais point amoureuse affecte profondément Pierre. Pour effacer cet incident, la famille Curie passe les vacances de Pâques dans la vallée de Chevreuse. C’est au retour de ces vacances que Pierre est tué tandis que Marie passe
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