La mort de Pierre Curie
pour vérifier si le corbeau de la préfecture n’y avait pas dissimulé quelque tireur d’élite, avec la consigne d’abattre l’un ou l’autre des duellistes, afin de magnifier le scandale. Une fois de plus, l’hypothèse était aventureuse, mais il ne fallait en négliger aucune dans une affaire de plus en plus scabreuse. Après tout, Téry connaissait peut-être l’identité du corbeau et celui-ci avait alors une bonne raison de l’éliminer. Ou bien le meurtrier de Pierre Curie pouvait-il vouloir se débarrasser de Paul, Langevin.
Les témoins de Téry étaient deux petits scribouillards blêmes, portant veston et chapeau mou, comme dans un de ces films américains qui commençaient à être projetés sur les écrans de Paris. Bien en retrait, deux médecins vêtus eux aussi de sombre, comme si tout le monde ici s’était déjà mis en deuil. À la main, ils tenaient leurs trousses tandis que deux infirmiers coltinaient un brancard : tout était prévu pour un accident. Quelques pigeons picoraient la pelouse en toute innocence. Raoul les envia.
Painlevé, qui devait commander le tir, fit signe aux deux adversaires. Chacun se profila soigneusement et pointa son pistolet vers le sol. Au lieu de compter calmement jusqu’à trois, Painlevé, manifestement peu au courant du rituel, bafouilla à toute allure : « Un, deux, trois. » Il ne se passa rien. Les pigeons continuaient à roucouler. Langevin, les yeux écarquillés par la terreur, braqua convulsivement son pistolet vers Téry, qui ne broncha pas et garda le sien pointé vers le sol. Langevin, pris de panique, ne sachant quelle contenance prendre, leva et abaissa à deux reprises son arme face à un Téry impassible et immobile.
Painlevé se pencha vers Raoul en chuchotant : « Que faut-il faire maintenant ? » Raoul n’était pas moins pris au dépourvu. Il comprenait la tactique de Téry, mais redoutait que Langevin ne fasse feu néanmoins. Il n’osait pas se diriger vers lui, de peur que, suite à un réflexe panique de celui-ci, il ne se fasse abattre. Tout le monde se regardait en chiens de faïence. Le ridicule du duel devenait manifeste. On célébrait un culte des armes, de la virilité, du jugement de Dieu qui n’avait plus que de pâles imitateurs. Les pigeons roucoulaient toujours. Un éclair de magnésium partit du perchoir des journalistes. Deux pigeons s’envolèrent. Langevin abaissa définitivement son arme.
Raoul demanda à l’un des témoins de Téry de confisquer l’arme de celui-ci et il fit de même pour l’arme de Langevin. Une fois qu’il eut en main les deux pistolets historiques, il les déchargea l’un et l’autre vers le ciel, ce qui fit s’envoler tous les pigeons, puis il les rangea dans la cassette d’acajou, il mit celle-ci sous son bras et fit signe de loin à Arsène de le rejoindre à la voiture. Comme toujours quand il était en colère, il partit sans saluer personne. La comédie était finie et le jeu ne valait pas la chandelle.
Arsène ne résista pas à y mettre son grain de sel :
— Ils sont tous pareils, face au danger. L’école de la vérité, c’est l’équité de la vérole.
Raoul avait à peine atteint l’Élysée, peu avant midi, qu’il reçut un coup de téléphone affolé d’Émile Borel. Il avait été convoqué par Jules Steeg, ministre de l’Instruction publique, qui lui avait intimé l’ordre d’expulser Marie Curie et ses filles du logement de fonction que les Borel occupaient à l’École normale supérieure. Steeg se situait à la droite de la coalition rassemblée par Briand pour soutenir son cabinet. Il exprimait la réaction indignée de la France bien-pensante : l’étrangère, cause de tout ce désordre, n’était qu’une ingrate qui devait s’en aller.
Raoul calma Borel et lui assura qu’il ne risquait pas son poste. Il n’en était qu’à moitié sûr, mais il n’avait pas le choix : un mensonge effronté est souvent le dernier recours du politicien acculé.
Paul Appell était également intervenu dans le même sens. Il s’était bruyamment querellé avec sa fille, Marguerite Borel, lui lançant même à la tête un soulier, qu’il était en train de chausser. Il était affolé parce que c’était lui qui avait fait nommer Marie à la Sorbonne, qu’il avait parrainé sa candidature infructueuse à l’Académie des sciences et qu’il avait mené la délégation venue annoncer la mort de Pierre Curie. De quelque côté qu’il
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