La mort de Pierre Curie
Langevin qui faisait le mariolle. Il se visait lui-même dans la glace en roulant des yeux, dont on ne savait trop s’ils étaient furieux ou désespérés. Il devait être tenaillé par l’idée que le lendemain à pareille heure il risquait de n’être plus qu’un cadavre sur la tôle d’une table d’autopsie ou, pis encore, un corps souffrant dont les entrailles perforées pourriraient jusqu’à l’explosion de l’abdomen. Cet organe, émoustillé par la vive imagination du savant, le contraignait à des visites répétées des toilettes car la peur, selon la règle, avait des effets laxatifs et diurétiques indubitables.
Compte tenu de ce détail fatal, Arsène renonça à la séance de tir en campagne par une formule incontestable énoncée à haute voix : « À débat contestable, combat détestable ! » sur laquelle tout le monde, hormis Langevin, marqua son assentiment, y compris Félicie qui n’aurait pour rien au monde raté ce spectacle stupéfiant : quatre messieurs en train de faire les mariolles dans le hall dédié à ce héros des guerres de l’Empire, qu’elle époussetait une fois par semaine d’un plumeau déférent. Elle comprit enfin à quoi servait son labeur répétitif. Elle entretenait la scène sur laquelle se déroulait l’Histoire. Elle retourna, l’âme apaisée, vers ses croûtons, ses lardons et ses morilles. La France éternelle se perpétuait sous ses yeux. Ces mâles bagarreurs la protégeraient des assauts teutons, toujours à craindre pour une bonne Alsacienne.
Le lendemain, Paul Langevin tirerait le premier coup de feu de sa vie. Arsène lui expliqua froidement que son adversaire ne risquerait strictement rien, puisque sa mauvaise tenue du pistolet par un bras trop mou ferait se lever le canon et dévier la balle au-dessus de la tête de l’abominable Téry, qui en serait quitte pour la peur. À l’oreille de Raoul, il confirma son verdict :
— Ce trop charmant Paul a une trop molle charpente.
Pour le duel, Langevin avait renoncé au haut-de-forme et s’était couvert d’un chapeau melon, comme Gustave Téry ; il avait soigneusement ciré sa moustache qui se dressait en forme de crocs. À ce détail près, jamais duelliste plus emprunté ne s’aligna sur le pré. Celui-ci était en l’occurrence la piste du Parc-des-Princes. Les tribunes situées de part et d’autre recueilleraient les deux balles qui devaient ne pas toucher les adversaires et qui ne pouvaient pas se perdre dans la nature. À ce point du vue, un stade sportif présentait des avantages évidents sur le bois de Boulogne.
Gustave Téry, que Raoul rencontrait pour la première fois, était bien l’homme le plus laid du monde. Petit, muni de binocles à monture épaisse, affligé de la même moustache cirée que Langevin, l’air hargneux, il constituait un tel remède à l’amour que l’on comprenait qu’il lut demeuré célibataire. Il souffrait de maux d’estomac, analogues à ceux de Langevin, au point de ne plus parvenir à se nourrir que de haricots verts selon la prescription de son médecin. Ce régime alimentaire déséquilibré, connu du Tout-Paris, objet de sarcasmes cruels, entretenait son ire universelle. Il la déversait une fois par semaine dans L’Œuvre sur les Juifs, les étrangers, les banquiers, les Prussiens et les Anglais, les nègres et les jaunes. La publication ignominieuse des lettres échangées par deux amants avait tout naturellement trouvé sa place dans cet hebdomadaire scandaleux que tout le monde lisait sous le manteau, en le désapprouvant publiquement. Seul Raoul savait depuis la veille que L’Œuvre servait aussi d’exutoire à la préfecture de police, lorsque celle-ci avait besoin de lancer un ballon d’essai.
Painlevé et Raoul entretinrent Téry un instant, pour lui expliquer que l’intérêt de la France commandait que Paul Langevin ne soit pas tué et qu’il fallait donc qu’il vise soigneusement à côté de sa cible supposée. Téry objecta qu’à renoncer d’emblée à tuer Langevin, il risquait sa propre peau. Il promit cependant de faire pour le mieux. Il avait son idée.
Le temps s’arrêta. Raoul jeta un coup d’œil circulaire. Sur le toit du vestiaire des cyclistes se trouvait un groupe de journalistes qui avaient apporté une échelle pour rejoindre leur perchoir improvisé et clandestin. Un peu à gauche se tenaient les deux policiers qui filaient inlassablement Langevin. Arsène patrouillait sur les gradins,
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