La mort de Pierre Curie
tournât ses regards, il paraissait être, aux yeux du Tout-Paris, un partisan de cette intrigante juive, de cette espionne étrangère qui avait peut-être été l’instigatrice du meurtre de son mari.
Il se voyait déjà assigné comme témoin ou complice en cour d’assises. Sa vie, pétrie de cette prudence qui assure une carrière plane dans la fonction publique, risquait de se terminer dans un scandale épouvantable. Il expliqua tout cela au téléphone à Raoul, qui s’efforça de le rassurer. Il réfléchit à la similitude de toutes ces réactions avec la sienne : tout le monde, à commencer par lui, avait peur de perdre sa place et proposait d’expulser Marie à titre de sacrifice propitiatoire.
Il eut encore une conversation téléphonique avec les directeurs du Figaro et du Temps , puis avec Langevin qui se demandait ce que l’on penserait de lui, avec Briand qui exprima sa satisfaction sur l’issue de la rencontre parce que son cabinet était sauvé, avec Élisabeth Greffulhe qui proposa d’accueillir Marie et ses filles au château de Bois-Boudran. À deux heures, il n’avait toujours pas eu le temps de déjeuner. Depuis six heures du matin, il n’avait absorbé qu’un grand bol de café noir qui lui tortillait les entrailles. Avant de rencontrer Fallières, il lui fallait se réconforter.
Il abandonna le champ de bataille et se rendit chez Prunier , à un jet de pierre de la Madeleine, pour se gaver d’huîtres, accompagnées d’une demi-bouteille de chablis. En attendant que ses huîtres soient ouvertes, il lut dans le menu les commentaires éclairés d’Alexandre Dumas sur ce mets.
L’huître est un des mollusques les plus déshérités de la planète. Étant acéphale, elle n’a ni l’organe de la vue, ni celui de l’ouïe ou de l’odorat. Son sang est incolore. Elle n’a pas non plus d’organe de locomotion ; son seul exercice est de dormir et son seul plaisir est de manger. Comme l’huître ne peut aller chercher sa nourriture, sa nourriture elle-même vient la trouver, elle lui est apportée par le mouvement des eaux. Enfin l’huître est hermaphrodite. Ses deux sexes s’épanouissent comme des fleurs au moment des amours.
Raoul médita sur le destin des huîtres en consommant trois douzaines de ces hermaphrodites acéphales provenant d’Ostende, de Marennes et de Regnéville. Il constata avec satisfaction qu’il y avait donc trois façons, toutes plaisantes mais distinctes, d’être un hermaphrodite acéphale. Il avait bien gagné sa matinée, car les hommes, contrairement aux huîtres, ne peuvent attendre que la nourriture leur tombe en bouche. Il lui fallait encore gagner sa vie durant l’après-midi.
Fallières avait l’air bien plus amusé qu’inquiet, maintenant que Langevin était sain et sauf. Il félicita Raoul de son entregent et fut tout ouïe pour le résultat de l’enquête. Raoul déplia son schéma en trois colonnes : accident, meurtre, suicide. Sur chaque ligne, il avait noté un des faits dont il avait eu connaissance : mensonge de Pierre Leclair, suicide simulé du même avec appui de complices, fausse origine des lettres attestée par Julie Langevin, disparition d’une lettre de Paul Langevin en date du 18 avril 1906, rencontre clandestine entre Marie et Einstein, témoignages tronqués recueillis au commissariat des Grands-Augustins le 19 avril 1906, déclarations de Jules Manin, destruction des registres de baptême à Varsovie, mauvaise santé de Pierre Curie, mutisme de Lebirne. À l’intersection de chaque ligne et de chaque colonne une croix indiquait que ce fait corroborait cette hypothèse, un zéro qu’il l’excluait, un vide l’absence de corrélation.
Raoul expliqua le système à Fallières, manifestement sceptique, comme une application de l’algèbre logique de George Boole. En comptant le nombre de croix dans une colonne, en déduisant les zéros, on obtenait un chiffre qui estimait la pertinence d’une hypothèse comparée aux autres. Tous calculs faits, la thèse du meurtre l’emportait avec un score de sept, comparé à deux pour le suicide et zéro pour l’accident.
— Ce système, monsieur le président, ne garantit pas contre les erreurs mais il empêche que l’enquêteur ne s’entiche d’une des hypothèses, pour des raisons qui lui sont trop souvent personnelles. Il a alors tendance à négliger les faits qui la contredisent. Bien entendu, un modèle mathématique n’est pas la réalité
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