La mort du Roi Arthur
qu’il fût un habitant du pays ou un quelconque voyageur en provenance d’autres contrées. Ce phénomène étrange se produisait une fois en hiver et une fois en été. En tout cas, voilà ce que, depuis longtemps, prétendaient les gens du pays, ainsi que ceux d’alentour {30} .
Sitôt que le navire à bord duquel il se trouvait eut accosté, Tristan, d’un bond, sauta sur le rivage et, allant s’asseoir sur un rocher, interrogea tous les passants à propos du roi Mark. On lui apprit que celui-ci résidait pour l’heure à Tintagel et y tenait une cour plénière. « Et où se trouvent la reine Yseult et Brengwain, sa belle et fidèle suivante ? demanda Tristan. – Elles sont ici, avec toute la cour. Mais la reine Yseult se montre si triste et angoissée que rien ne parvient à lui rendre sa gaieté coutumière. »
En entendant ces paroles, Tristan se mit à soupirer profondément. Il lui fallait imaginer une ruse qui lui permît de rencontrer son amie, car il ne pouvait, hélas ! pénétrer dans la forteresse sans être immédiatement reconnu. Alors, le roi Mark le ferait peut-être mettre à mort. Tristan commençait à désespérer quand il aperçut un pêcheur qui passait devant lui, vêtu d’une cape sans manches et d’étoffe extrêmement grossière. Il le prit à part et lui dit : « Ami, voici ce que je te propose : échangeons nos habits, tu n’y perdras rien. Les miens sont en bon état, et les tiens me plaisent, car j’aime beaucoup ce genre de tissu. » Frappé par la bonne tenue des vêtements qu’on lui offrait, l’homme fut trop heureux du troc, et Tristan s’en fut de son côté parfaitement content.
Il avait emporté des ciseaux dont il ne se séparait jamais parce qu’il les tenait d’Yseult. Ainsi put-il se tondre le sommet du crâne en forme de croix et se donner l’aspect d’un fol ou d’un sot {31} . Puis, à l’aide d’une herbe qu’il avait apportée de son pays, il se teignit le visage de manière à le rendre intégralement noir. De la sorte, nul au monde n’eût pu le reconnaître, quelque attention qu’il mît à l’examiner ou même à l’écouter, car Tristan savait modifier sa voix et, sans grand effort, lui conférer un timbre rauque et cassé. Enfin, il compléta son déguisement en se taillant un bâton dans une haie, le suspendit à son cou et, ainsi accoutré, se dirigea vers l’entrée de la forteresse.
Au premier regard, le portier, le jugeant vraiment très fou, l’apostropha : « Avance donc ! Où étais-tu passé depuis si longtemps ? » Le fou répondit de sa voix de fausset : « Seigneur, je reviens des noces de l’abbé du Mont {32} , que j’ai bien connu et qui a épousé une abbesse, une grosse dame voilée {33} . Il n’est prêtre, abbé, moine ni clerc ordonné, à quelque ordre qu’il appartînt, qui n’eût été invité, et tous portaient bâtons et crosses. C’est sur la lande, sous Bel Encombre, qu’ils sautent et persistent à jouer dans l’ombre. Et il m’a fallu les quitter parce que je dois aujourd’hui servir le roi à dîner. » Le portier se mit à rire et lui dit : « Entre donc, fils d’Urgan le Velu {34} . Tel que je te vois, velu et bien gras, tu ressembles vraiment à Urgan ! »
Sans plus attendre, le fou passa le guichet. Aussitôt, tous les valets accoururent à sa rencontre et le huèrent, comme on fait d’un loup : « Voyez le fou ! criaient-ils, hou ! hou ! hou ! » Les écuyers se mirent de la partie, lui jetant qui des pierres, qui des morceaux de bois, et tous l’escortèrent de la sorte à travers la cour. Quant à lui, il se retournait souvent, sautait avec agilité et frappait tel ou tel avec son bâton. Ainsi parvint-il à la porte de la grande salle et, après s’être rependu le bâton au cou, entra-t-il tranquillement, sans paraître prêter la moindre attention à l’assemblée nombreuse qui se trouvait là.
Or, le roi Mark, qui siégeait à la table d’honneur, n’eut aucune peine à le remarquer. « Je vois là un bon gaillard, dit-il, tout réjoui par la perspective de se divertir. Faites donc avancer ce fou ! » Les valets s’élancèrent donc à la rencontre de celui-ci, le saluèrent en parodiant ses manières et l’entraînèrent devant le roi. Mark lui dit alors : « Ami, sois le bienvenu à ma cour. Qui es-tu et que viens-tu chercher ici ? » Sans se laisser le moins du monde intimider, le fou répliqua : « Je vais te dire qui je suis et
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