La mort du Roi Arthur
quiconque de rester dans sa chambre. Yseult aux Blanches Mains en fut d’autant plus alarmée qu’elle ne comprenait pas pourquoi Tristan l’excluait. Aussi se rendit-elle dans la chambre contiguë à celle de Tristan et là, elle se colla contre la cloison, de manière à surprendre ce que son frère et son mari se diraient. Un valet en qui elle avait toute confiance montait la garde pendant qu’elle-même tendait l’oreille.
Une fois seul avec Kaherdin, Tristan parvint à se redresser et prit la parole en ces termes : « Frère, personne ici ne peut plus rien pour moi, et je mourrai si tu ne me rends le service que je vais te demander. Un seul être au monde peut me guérir, et c’est la reine Yseult : elle connaît tous les remèdes, et ni le pouvoir ni la volonté de me soigner ne lui manqueront si on l’informe de mon sort. Mais qui d’autre pourrait l’en informer sinon toi, Kaherdin, mon ami ? Je t’en prie, apprête un navire, remplis-le de marchandises diverses, et pars pour Tintagel où résident le roi Mark et la reine Yseult. Fais-toi passer pour un marchand et arrange-toi pour parler seul à seule avec celle-ci. Tu lui expliqueras de quoi je souffre et la supplieras de me venir rejoindre, car seule sa présence peut me sauver. Cher Kaherdin, est-ce là trop solliciter de ton amitié et de ton affection ? »
À voir Tristan tout éploré, Kaherdin fut bouleversé. Aussi répondit-il avec une infinie tendresse : « Ami Tristan, ne pleure pas. Je suis prêt à satisfaire tous tes désirs au nom de la fidélité que je te dois. Je n’hésiterai ni à franchir la mer pour transmettre ton message à la reine Yseult ni à la ramener vers toi, quelques peines et difficultés qu’il puisse résulter de cette entreprise.
— Frère, sois béni pour ta générosité ! s’écria Tristan qui reprit au bout d’un moment : Écoute. Une fois en présence de la reine Yseult, montre-lui l’anneau que je vais te remettre, il lui prouvera que tu viens de ma part, et dis-lui sans ménagements que c’en est fait de moi si elle ne m’apporte son réconfort. Dépeins-lui en détail ma douleur et mon désespoir. Qu’elle se rappelle le breuvage que nous bûmes tous deux sur la mer et qui nous a brûlés pour l’éternité d’une brûlure qui ne pourra s’éteindre. Rappelle-lui que rien n’a jamais pu briser notre amour et que, plus on s’y efforçait, plus se resserraient nos liens. On parvenait certes à séparer nos corps, mais sans en ôter l’amour. En me donnant cet anneau, Yseult me pria de ne jamais aimer nulle autre femme, quoi qu’il advînt, et j’ai tenu parole. Jamais je n’en ai aimé d’autre. Je n’ai pas même pu aimer ta sœur, toute belle qu’elle est, charmante et de bonne compagnie. J’aime si passionnément la reine Yseult que ta sœur en est restée vierge. Kaherdin, hâte-toi maintenant, et veille à ne laisser personne soupçonner notre secret. Dissimule tout à ta sœur. Si la reine consent à t’accompagner, tu la feras passer pour un habile médecin venu guérir ma plaie. Enfin, pour qu’à ton retour je sache à quoi m’en tenir sur mon sort du plus loin que je verrai ta nef, hisse une voile blanche si tu me ramènes Yseult, et une noire si elle a refusé de venir. Voilà, je ne saurais rien ajouter, sinon que je te recommande à Dieu tout-puissant. »
Et, là-dessus, comme il se remettait à soupirer, à se lamenter et à pleurer, Kaherdin l’embrassa, prit congé et, après de rapides préparatifs, prit la mer au premier vent. Les marins levèrent l’ancre, hissèrent la voile et, grâce à une brise très légère, tracèrent à contre-courant leur sillage écumeux sur les hautes et profondes mers. Ils emportaient à bord, en guise de cargaison, des étoffes de soie, des tissus aux couleurs chatoyantes, de la vaisselle précieuse et des vins réputés, toutes denrées qui permettraient à Kaherdin de se faire passer pour un riche marchand.
Entre-temps, Yseult aux Blanches Mains qui, depuis la chambre contiguë, avait tout entendu, souffrait mille morts. Ne pouvant plus se faire la moindre illusion sur l’indifférence de Tristan, elle en conçut tant de chagrin que, bientôt éveillée, la jalousie lui dicta le désir implacable de se venger cruellement de l’homme qu’elle aimait pourtant le plus au monde. Elle dissimula néanmoins sa rancœur et sa peine. Sitôt Kaherdin parti, elle entra dans la chambre, s’approcha de Tristan et lui
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